Everest
7.3
Everest

Album de Girls in Hawaii (2013)

« Symboliser une renaissance par une sortie de disque, c’est important pour nous ». C’est ainsi que le chanteur/guitariste Lionel Vancauwenberghe conçoit le retour de Girls in Hawaii, fleurons du rock indépendant, après la mort prématurée de leur batteur Denis Wielemans. Celui-ci, décédé à l’âge de vingt-sept ans dans un accident de voiture à Bruxelles, était un ami pour la plupart des membres du groupe mais aussi le frère du second chanteur/guitariste Antoine Wielemans. Ce dernier se retire donc dans les Ardennes belges, ressentant plus que jamais le besoin d’écrire dans la solitude. Il rejoint ensuite les autres membres du groupe pour faire le tri dans l'inspiration insufflée par sa volonté de renaissance. Everest paraît trois ans après la tragédie.


Le groupe a voulu éviter que l’album soit trop glauque, malgré les circonstances, et a donc aménagé de nombreux moment lumineux au gré de ces onze nouveaux titres. Un genre de luminosité qui s’inscrit plus que jamais dans la lignée de Grandaddy mais qui, par instants, renvoie à nul autre que Wolfgang Amadeus Mozart. Pourtant, le mauvais printemps de « The Spring » laisse présager un album extrêmement sombre : guitare, voix et piano semblent abîmés et fatigués, proposant quelques belles ritournelles fortuites sans donner d’indice sur le moment où cette déconstruction incohérente de la musique pop peut s’achever. Mais dès le single « Misses », on retrouve avec plaisir les musiciens de Girls in Hawaii tels qu’on les connaît, avec leurs couplets caressants et leurs trouvailles guitaristiques cristallines. Un beat nouveau vient soutenir cette chanson qui parle d’absence et de regrets, et revient avec moult synthés sur « We are the living » pour donner lieu à un espace sonique puissant proche de celui des Two Door Cinema Club. En l’espace de deux chansons, le regret semble avoir été digéré et, par un effort méditatif sublime, laisse place à une ode à la vie dans ce qu’elle a d’essentiel : l’eau, l’air, la nature, les infinités cosmiques. L’action se situe vraisemblablement dans de vertes collines où l’on s’assoit longtemps pour méditer et où l’on sautille à l’occasion pour se libérer l’esprit. « L’espace n’a pas de limite », clament-ils en laissant l’auditeur se blottir dans cet espace onirique terrestre.


Le voyage a déjà commencé, mais est-ce un voyage réel ou ne s’agit-il que d’une projection fantasmagorique d’un voyage en compagnie de l’être manquant ? Sur l’orgue lugubre de « Changes will be lost », la mort de Denis semble prendre vraiment à la gorge. Le fragile équilibre psychologique de ceux qui restent semble prêt à craquer à chaque instant. Les chœurs dignes de Thom Yorke laissent entendre un désespoir qui se double de lassitude dans le chant, lequel laisse un moment la place à la parole, aux cigarettes et même à un rot indélicat tant la fatigue est grande. Pourtant, de beaux xylophones et instruments venteux sont la preuve qu’il reste de l’espoir. Une pose méditative s’impose. Tel Zarathoustra, le narrateur se retire alors dans les montagnes pour chercher ce qui lui manque pour rebondir du bon côté de la vie. Haut perché sur « Switzerland », il revient en dévalant la pente pour exposer aux pauvres masses sa philosophie de l’Eternel Retour qui seule peut donner la clé du bonheur. Les décibels se font de plus en plus nombreux pour soutenir l’hypnotisation à la « Flavor » que tente le prophète. Mais plutôt que de finir en cacophonie, tout s’apaise comme si une mort programmée guettait de toute façon à la sortie.


L’espoir coexiste encore avec le doute sur « Here I Belong », mais un superbe pont instrumental semble combler le vide existentiel à l’aide d’instruments rendus beaux par leur caractère inessentiel, à commencer par le piano. Il faut toujours prendre un baluchon, son courage à deux mains et quatre cordes de basse solides pour trouver un horizon réconfortant. Celui-ci peut être incarné par l’improbable solo de xylophone épique que l’on peut entendre sur « Not Dead », joyeuse négation de la mort. Là, le voyageur lassé de la Suisse et ne se voyant pas retourner au plat pays a décidé d’aller plus loin et plus haut encore en gagnant l’Himalaya. Antoine explique : « Le nom Everest est revenu comme un mot-clé, pour l’imagerie qu’il véhicule. C’est l’ascension, la lumière, les neiges éternelles, quelque chose de lumineux et dangereux à la fois. » Tellement dangereux que l’essoufflement s’impose bientôt face à la témérité et que tout s’assombrit. « Mallory’s Heights », c’est l’histoire tragique de deux alpinistes perdus au sommet de ces hautes montagnes. La force est toujours susceptible de se décupler par un superbe effort de volonté, mais la nature est indomptable en ces lieux. Ses bruits concrets se font entendre lorsque l’ambiance vire au mal-être, comme sur les deux albums précédents du groupe. L’agonie arrive.


Que faire entendre après cela ? Pas désagréable à écouter, le discret « Head on » fait calmement la transition vers une nouvelle façon d’accepter l’inévitable mort. Hisser la tête au-dessus des épaules en mettant l’art et le développement personnel au service de la volonté de la puissance, tel est le credo de l’Homme sage. L’encre aveugle des doctes et des prêtres vient gêner ses yeux éblouis sur l’entraînant « Rorschach », mais il la chasse avec mépris. Dans sa volonté d’être partie intégrante de son environnement, le narrateur se concentre à nouveau sur le présent. Girls in Hawaii fait d’ailleurs sonner l’album entier de façon très contemporaine, avec nombre de sonorités électroniques. Il faut vivre dans les années 2010 pour pouvoir entendre un tel disque. Le retour à la maison donne lieu à des souvenirs et des réflexions qui permettent au dernier morceau de donner un sentiment ineffable d’unité quasi-mystique jurant avec le premier. « Wars », c’est l’air ensorcelant que tout le monde a déjà entendu en rêve sans pouvoir s’en souvenir au réveil. Celui qui nous montre du doigt le chemin caillouteux de la vérité.


Quand la musique s’achève, on a le sentiment que l’essentiel demeure perdu à jamais. Reste que Girls in Hawaii a su encore une fois nous faire voyager brillamment sur les champs labourés par leur imagination et dans des sentiers moins praticables qu’eux-mêmes n’ont pas su apprivoiser. N’espérez pas trouver ici un morceau d’anthologie ou avoir une révélation sur ce à quoi ressemblera la musique des dix prochaines années, mais sachez goûter Everest comme un nouveau cru de qualité capable d’émouvoir si on lui donne une chance de nous envahir.

Kantien_Mackenzie
8

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le 11 mai 2014

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