Le contre-rap de Kekra

Ce n'est point le Rap que j'étudie, mais les habitants de ce milieu, et je ne sais si ce que j'en vois ne convient pas à Canal Street et à Konbini, tout aussi bien qu'à Skyrock. Il n'en demeure pas moins que toutes les différences que j'observais entre eux me donnaient le génie particulier de chaque rappeur. De ce fait, Kekra est sûrement l'un qui me parait le plus ingénieux ; "j'ai vu beaucoup trop de masques ; quand verrai-je des visages d'hommes ?" S'exclamait un écrivain du 18ème siècle. Il fallut attendre 3 siècles pour, rentrant avec une secrète horreur dans ce vaste milieu désertique de l'art, apercevoir enfin un homme dans sa nudité, et ce malgré son masque.

Il sied dire avec certitude que la musique rapologique est embrenée de malhonnêtes gens redoutant la lumière. Or n'est-il pas évident que sans ces adeptes de hâbleries, toute affaire, à l'instant, deviendrait impraticable, impossible ? Plus de commerce, plus d'industrie, plus d'alliances politiques, plus de procès, ni de testaments, ni de "bonnes œuvres" d'aucune sorte. Enfin, les honnêtes gens cesseraient de naître. Le rappeur, faut qu'à chaque visite d'un studio, il quitte en entrant son âme -s'il en a une- ; qu'il en prenne une autre selon les désirs des proclamations. Se prostituer dans le rap n'est pas seulement un verbe pronominal qui suscite en eux un recours impossible, infranchissable, coercitif ; il est surérogatoire. En d'autres termes, les rappeurs ont toutes les raisons du monde pour ne pas courber l'échine, mais la course aux chiffres dépasse tout ce qui est dans l'ordre de l'honneur et droiture.

Cela étant dit, si Kekra paraît être schismatique tant il expose de telles parures mélodiques loin des défroques que vêtissent ses comparses tous plus cabotins les uns que les autres, il n'est guère étonnant que ses ouailles du rap lui déclarent la guerre (Joke/Ateyaba). Dépareillé de cette manie qu'ont ces derniers d'établir leur sentiment futur sur une musique prête à paraître et qu'ils n'ont point entendu, Kekra opère une proximité conjoncturelle qui m'est particulièrement sensible ; tout comme Bloy, il croasse dans les ténèbres au fond d’un désert où ne viendront l'entendre que ceux qui se sont éloignés de tous les chemins de la multitude.

Un poète qui errait au cimetière frappa à la porte d'un cénotaphe, il s'avisa de s'ouvrir aussitôt et ce fut son âme qui lui apparut dont il reconnut certaines souillures affreuses. La voyant si triste et si profondément belle, il la prit par la main, très tendrement, et la ramena tout en pleurs au chemin de la poésie ; c'est de cette manière que naquirent les grands poètes comme Hölderlin, Baudelaire, Joë Bousquet. Le poème, pour Heidegger, illustre l'essentialité de la langue ; "La parole du poète, explique-t-il dans "Achèvement de la métaphysique et poésie", et ce qui en elle vient au poème dépassent le poète et son dire" il continue ainsi : "La parole du poète n'est jamais la sienne propre et sa propriété. Le poète se tient dans le mystère de sa parole en apparence seulement la sienne". Corrélativement, Kekra essentialise dans une entreprise d'union langage et parole, se renforcent ainsi l'un l'autre, engendrant une médiation entre son moi poétique et son moi intérieur, le fond d'une âme dans sa plus belle souillure et nudité ; opérant aux interlocuteurs, et, de ce qu'ils veulent l'entendre, une pureté quasi thaumaturgique qui dépasse le langage parce-que la musique du rappeur de Courbevoie n'inclue pas philosophie dans poésie, ni poème dans poétique, elle est essentiellement Poésie.