De la fin des années '80 jusqu'au début du nouveau millénaire, s'il y a un genre qui a bien évolué dans le microcosme rapologique, c'est bien le gangsta rap. D'abord un style propre à la côte Ouest en réponse au trop grand sérieux de leurs voisins New-Yorkais, il a pris racine aux quatre coins du pays pour devenir incontournable au fil de la décennie. De plus en plus violent et sombre, il a su s'adapter avec son temps, sa situation géographique et ses acteurs.

La provocation anti-police précurseuse de N.W.A n'était que le point de départ d'un changement qui n'allait pas s'arrêter aux boucles de funk et aux palmiers, au contraire. La côte Est n'allait pas tarder à l'interpréter à sa manière, piquée au vif par cette soudaine mise en avant de ces rappeurs aux chemises à carreaux et voitures à suspensions hydroliques. Les rappeurs de la Grosse Pomme allaient alors noircir le tableau, jusqu'à en enlever tout le fun. Les quartiers tels que le Queens et le Bronx étaient en piteux état et leurs MCs peu recommandables, et ils voulaient que ça se sache.

A force de se prendre un peu trop au sérieux ou d'utiliser le gangsta rap pour gonfler toujours plus sa crédibilité de dur dans les rues, les rappeurs ont peut être aussi fini par tourner en rond. En tout cas au milieu des '90s, des sonorités tout droit sorties du R'N'B viennent s'immiscer parmi ces odeurs de souffre et ces bas des tours où jonchent seringues et douilles encore chaudes. Le propos se veut toujours provocant et sérieux, mais l'ambiance est déjà un peu plus plaisante et passable pour le plus grand public.

Voici les années '00s qui pointent le bout de leur nez, et voilà que les rappeurs collaborent avec des chanteurs crooners et que les gentlemen d'autrefois se prennent pour des rappeurs aux vêtements XXL. Le gangsta rap est toujours là, et dans la bouche de plus en plus d'MCs qui voient dans ce style d'expression la seule voie à emprunter pour faire parler de soi ou de se faire respecter par ses pairs. Un public plus large commence à s'intéresser à ces morceaux aux sonorités attirantes et séduisantes, mais au propos injurieux, mais le gangsta rap n'a pas encore joué toutes ses cartes. Il reste la dernière étape. Celle qui fera basculer le genre dans l'ère mainstream, dans toutes les radios, les clubs, les chambres des jeunes -noirs et blancs-, et fera exploser les charts à coups de millions de copies vendues.

Plus de dix ans après sa sortie, dire qu'il y a un avant et un après Get Rich or Die Tryin' ne paraît plus si inapproprié que ça, aux vues de son influence sur le rap de ce début de millénaire et des retombées médiatiques et pécuniaires qu'il génère aujourd'hui. L'album est la clé de voûte d'une nouvelle ère pour le rap, celle de l'entrée du marketing assumé et exacerbé à des fins financières et musicales. Avec ses 872 000 copies vendues en une semaine, l'album en est un parfait exemple, classé même quatrième meilleure vente d'albums de rap de tous les temps avec plus de neuf millions vendues depuis 2013.

Certes d'autres albums de rap dans le passé se sont très bien vendus également, comme Doggystyle du jeune Snoop Doggy Dogg en 1993, mais Get Rich or Die Tryin' n'est pas qu'un succès dans les charts. C'est aussi celui de l'image et de la manière dont son géniteur a réussi à créer de l'attente et de la passion -bonne ou mauvaise- autour de lui. 50 Cent allait faire parler de lui, en bien, tant mieux, et en mal, encore mieux. Plutôt que de répondre aux critiques négatives par la provocation, mieux vallait les noyer sous les baffles poussées à fond qui résonnaient dans toutes les voitures et les clubs de nuit aux alentours. A peine les gens allaient s'insurger contre son image, que les charts seraient déjà vides et les chaînes hifi des jeunes toutes allumées avec sa musique le volume à fond.

Le Detroiter Eminem a déjà provoqué quelques années avant la passion autour de son personnage et de ses deux premiers LPs concoctés par le Docteur Andre Young, mais l'image était peut être encore trop bizarre ou borderline pour toucher la cible en plein coeur. Même si le succès du blond péroxydé a favorisé l'arrivée massive du public blanc vers le rap. 50 Cent va incarner le fantasme ultime du rappeur noir de la rue qui va à la fois plaire au public rap et aux blancs des classes moyennes avec tous les ustensiles incontournables, jusqu'à pousser toujours plus loin la caricature. Car là est le point fort du rappeur du Queen's, et de son premier album ; le rap est modelé de manière à toucher tous les publics, de modifier ses codes, et de faire capituler les septiques grâce à un formatage calculé. Le but est de jouer sur les deux tableaux ; flâter le public de la rue avec des récits dont ils ont l'habitude à savoir les classiques : drogues, réglements de compte au 9mm ou machisme, puis de vendre du rêve à un public complètement différent qui n'a en aucun cas idée ni vécu une seule de ces choses dans sa vie.

Rien de mieux alors pour faire rêver qu'un fait marquant, une histoire choc, histoire de planter le décor d'entrée, et qui servira de fil rouge tout du long du processus de communication. Ca tombe bien, c'est ce qu'il est arrivé à Curtis Jackson quelques années avant le succès planètaire de ce premier album. Alors en contrat avec Columbia Records en 2000, le jeune rappeur du Queen's qui répond au nom de 50 Cent, en référence à un malfrat célèbre, est prêt à voir son premier album, Power of the Dollar, sortir dans les charts. Un destin commun à de nombreux rappeurs de New-York depuis des décennies, sauf que Fifty se fait tirer dessus à neuf reprises par un inconnu qui le laisse pour mort. N'étant pas immédiatement au courant de la gravité de ce qu'il vient d'arriver à leur nouvelle recrue, le label prend peur et finit par mettre fin à son contrat quand il apprend qu'il s'agissait d'une tentative d'assassinat. Les affaires de flingues dans le rap américain font déjà plutôt bien vendre, et ce n'est pas Snoop Doggy Dogg et son accusation de meurtre quelques temps avant la sortie de Doggystyle qui dira le contraire, mais ce n'est pas encore assez. C'est à ce moment qu'arrive la légende, le fait qui est devenu connu de tout le monde mais que personne ne pourra un jour vérifier ou s'assurer de sa véracité.

La mixtape de Fifty, Guess Who's Back, qui est écoutée par Paul Rosenberg, le manager d'Eminem, puis qui se retrouve entre les mains du rappeur de Detroit est la partie de l'histoire qu'il manquait à Curtis pour ajouter la magie nécessaire à la machine à rêve. Un coup de fil de Slim Shady, un avion pour L.A. et un contrat d'un million de dollars signé avec Dr. Dre plus tard, 50 Cent était prêt pour entrer dans la légende. Si le producteur californien a réussi à faire d'un bizuté skyzophrène péroxydé une star interplanétaire, faire de même avec le rappeur du Queen's sera une partie de plaisir. Quitte à aller dans le kitsch, la caricature et l'exagération.

Curtis est musclé tel un bodybuilder ? Il pose torse nu et muscles saillants en pochette de son album et dans ses clips. Il s'est fait tirer dessus dans le passé ? Un impact de balle sur cette même pochette et des flingues dans les vidéos. "Réussir ou mourir" ? L'ostentatoire sera son cheval de bataille, et sa garde robe en rapport avec ce goût prononcé du luxe. Ainsi 50 Cent a créé l'image du rappeur pour les années à venir ; vêtements XXL, casquettes NY, baskets flambant neuves, grosse montre et voitures de luxes. Rien d'original vraiment à voir les clips des rappeurs des '90s, mais la différence est que rien que cette garde robe apparaît dans les magasins, et que pleins de jeunes de toutes classes vont se mettre à l'imiter. Alors qu'avant la limite était plus visible mais cela est du passé. Le rap est devenu "accessible", "passable'', et fait rêver des jeunes par milliers. Cela va au-delà de la musique, cette influence va jusque dans la culture populaire et redéfinit les codes jusque dans les familles, qui se retrouvent à avoir les singles du rappeur dans la voiture ou dans la chambre du fils adolescent.

Cependant réduire Get Rich or Die Tryin' a un gros coup marketing réussi ne serait pas juste et serait désobligeant envers la qualité de ces 74 minutes. Surtout qu'il n'y a aucune tromperie sur la marchandise. En écoutant cet album le public s'attend à des récits de rue, des menaces gratuites ou encore à des propos machos, et c'est exactement ce qu'il retrouve sur ces 16 titres (+ bonus tracks). Niveau productions, il y en a alors pour tous les goûts. Si "Heat", avec ses notes de synthés répétées et ses bruits de rechargement d'arme en guise de drums est sûrement le titre le plus "dur" de l'album, les prods des autres titres penchent plus du côté du démonstratif, du clinquant, à des années lumières d'un son lugubre et noir qu'il était possible d'imaginer. L'album est fait pour plaire à un grand public et ça s'entend. Les propos de Curtis sont alors comme "adoucis" par les mélodies toutes plus abordables les unes que les autres. Fifty va même plus loin en se servant de sa voix paresseuse pour rendre son flow chantant, n'hésitant pas à suivre les notes, à chanter sur les refrains. Ainsi sur "Many men (wish death)", même quand il dit que des hommes le veulent mort, il semble le dire avec le sourire.

Aidé à la prod de Mike Elizondo, Sha Money XL ou encore d'Eminem qui venait de faire ses armes derrière les manettes sur "Renegades" de Jay-Z, Dr.Dre mixe, produit et arrange l'album de manière à ce que tout soit carré, sobre et efficace, dans la continuité de ses travaux précédents. Les synthés/pianos occupent alors une grande place, qu'ils soient répétitifs, déformés ou dissonants. Ainsi "If I can't" est construit de deux notes de piano puissantes, répétées à intervalles réguliers, tandis que "Don't push me" (featuring Llyod Banks et Eminem) est plus sombre avec ces synthés insistants, ces violons en crescendo, et ces bruits de coups de feu dans le refrain. Même si ces deux instruments sont les plus utilisés sur cet album, ils sont joués de manière à rendre Get Rich... varié et particulièrement diversifié sur ses ambiances, selon les textes de Fifty. "High all the time", avec ses paroles sur la drogue et la paranoîa qu'il en découle trouve la bonne limite entre instru sombre et à la fois classieuse avec ce piano discret et ses violons omniprésent en fond. Ce qui n'empêche pas "Blood hound", "Like my style" et "Poor lil' rich" d'être plutôt groovy, de sortir du lot avec leurs synthés modifiés et distordus, tout en restant cohérents avec le reste des titres.

Get Rich or Die Tryin' est remarquable dans son accessibilité, son hétérogénéité, tout en restant cohérent pour l'auditeur et l'image qu'il dégage. L'album ne serait pas vraiment ce qu'il est, et n'aurait pas connu d'énorme succès sans ses singles principaux, devenus des classiques inoxydables qui continuent de rester des références, même dix ans après. Signe que l'album n'a pas pris une ride et reste encore redoutablement efficace dans son genre. Les singles permettent surtout de mettre en avant les différentes directions que prend 50 Cent sur cet album. A lui tout seul, "In da club", représente l'évolution du rap tel qu'il le sera pour les années à venir, à la fois du côté du rappeur du Queen's mais aussi pour ses contemporains. Un rap dansant, qui fracasse les portes de toutes les boîtes de nuit, et poussé à fond dans les voitures du monde entier. Le tout en restant gangsta et gros bras, la recette était parfaite. Pour cela, pas besoin de faire compliqué au niveau de la prod, et Dre le sait bien. Ainsi, deux notes de synthés lourdes pour les couplets accompagnées des mêmes notes au violon pour le refrain, et des paroles faciles à retenir, font du single un incontournable de l'année et un véritable club-banger pour le monde entier.

"21 questions'', avec le professionnel du refrain Nate Dogg, prend le précédent single à contre-pied mais atteint tout de même sa cible, et permet à Fifty de jongler entre sa position de gros bras de la rue macho à celui de l'homme qui arrive à être sensible envers la gent féminine. Basé sur une simple guitare et un accompagnement de violons léger, le deuxième single est une réussite et montre que déjà à l'époque Fifty jouait sur plusieurs tableaux comme il continuera de le faire sur ses albums suivants. "P.I.M.P." tend de nouveau vers l'image de gros dur du rappeur, qui pousse encore une fois la carte de la caricature poussée à son paroxysme. Le second degré s'ajoute alors en plus de l'instru très efficace et abordable, et adoucie l'image du rappeur une fois de plus. Rendant tangible la frontière entre réalité et délire. Imiter le rappeur devenait alors drôle, les gimmicks faciles à reproduire, et les morceaux diablement efficaces à jouer en soirée. Normal alors que les paroles des refrains de ces singles soient repris en choeur par le public de tout horizons encore plusieurs années après, faisant de Get Rich or Die Tryin' un véritabl raz-de-marée qui allait changer les règles du rap du début des années '00s.

Le succès planétaire de ce premier album n'est finalement pas une surprise, dans la mesure qu'il a été créé dans ce but. La démarche ne fait pas un pli, et chaque note, chaque parole, chaque refrain chanté, est calculé de manière à fonctionner de la manière la plus efficace possible. Finalement, le clip de "In da club" reflête parfaitement ce surprenant premier album. Dre et Eminem déguisés en scientifiques observent, prennent des notes et entraînent un 50 Cent dans ce qui semble être un laboratoire, afin de toujours plus améliorer ses capacités physiques. Une fois le résultat atteint, celui-ci est envoyé en boîte de nuit où la fête bat son plein sur son single, le rappeur étant bien entouré de ses compères du G-Unit et de bien belles demoiselles. Tout est dit. Sponsorisé et pris en charge par le producteur qui fait la pluie et le temps dans le monde du rap et du rappeur Detroiter en pleine ascension, 50 Cent ne pouvait pas échouer. Entouré de la crème de la crème, avec un passé intriguant comme menaçant, et une image maîtrisé à la perfection, Curtis Jackson n'allait pas tarder à devenir une star interplanétaire, et certainement le rappeur le plus connu de tous les temps.

Le rap des années 2000 marque l'entrée des blockbusters dans ses rangs et voit des artistes de renoms devenir des millionnaires et de véritables chefs d'entreprises, ayant bien compris que plus que la musique, leur image importaient bien plus d'intention que de dollars. 50 Cent l'a compris très vite dès les ventes faramineuses de ce premier album, et il ne faudra pas attendre longtemps pour le voir capitaliser sur son groupe G-Unit, sa marque de vêtement, ou encore sur ses beefs avec d'autres rappeurs. "Back down", "Don't push me" ou encore "Life's on the line" contiennent des piques gratuites envers d'autres rappeurs de la scène New-Yorkaise, entraînant Fifty a avoir beaucoup d'ennemis dans le circuit. Lui n'en a qu'à faire, et tel un Jay-Z, voit beaucoup plus loin et sait bien que le rap n'est pas à prendre si au sérieux que ça, et que ces paroles et cette attitude ne sont que des moyens de toujours gagner plus d'argent.

Pour un homme qui a connu la vie dans les quartiers défavorisés de la Grosse Pomme et avec l'idée du rêve américain, cette idée du dollar roi est compréhensive, car tout ce qu'il a connu jusque là. Arrivé dans le monde du rap par la grande porte et entouré des meilleurs, 50 Cent était prêt à briller et à vivre sa vision du rêve américain, gilet pare balle, flingue à la ceinture, et micro à la main. Laissant la concurrence à genoux, et obligée de suivre le mouvement si elle ne voulait pas être dépassée. Réussir ou mourir, 50 Cent les avait pourtant prévenu.
Stijl

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