Mais, fichtre ! par où commencer ? Bio de l’artiste, chronique de la création de l’album, listing des chansons une à une pour en vanter les qualités avec un vocabulaire caricatural, et finir par une phrase cynico-comique du type « C’était mieux avant, car les loosers étaient meilleurs » ? Voilà, je suis un peu perdu, et sais que je vais enquiller les écueils dans ce texte, qui ne saurait de toute façon être à la hauteur que j’espère. Je présente donc d’avance mes excuses aux quinze personnes qui en sont arrivées là.


Je vais commencer par mon approche du disque : je découvre Duncan Browne en 2014. Au détour d’une liste SC répertoriant des chansons peu connues, je tombe sur On The Bombsite, dont la mélodie ondulée et le charme instantané m’obsèdent. Je la passe en boucle. Après m’être vite fait renseigné, je cherche alors des liens de téléchargement de l’album Give Me Take You. Une fois l’archive WinRar extraite, je lance les pistes. Mais, en fin de compte, seule On The Bombsite m’attire, et j’écoute les autres titres d’une oreille distraite, voire un peu ennuyée : je reconnais que l’œuvre est belle, touchante, mais je trouve aussi le style assez répétitif et peu surprenant. Je lui colle un 7 satisfait sur SC, parce que c’est bien mais pas trop, et n’y reviens plus beaucoup. Je le délaisse.


Quelques temps après, je vaque comme tous les jours sur internet, et enclenche le lecteur windows media en aléatoire : On The Bombsite survient. Je suis ébloui par l’oublié, peut-être plus encore que la première fois : la chanson, sa charpente pseudo-médiévale, son élégance totale et son chœur féminin final absolument magnifique m’achèvent lors d’une triste après-midi pluvieuse sans cyclisme à la télé. D’autant qu’à cette époque, je commence à me passionner durement pour la pop baroque : j’écoute sans me lasser des Sagittarius, Emitt Rhodes, Nirvana, Margo Guryan, Dionne Warwick, et d’autres suivront encore… Innocemment, je me dis qu’il faut redonner sa chance à DB : après tout, je ne connais que très peu les chansons. Ainsi donc, plusieurs fois, je lance l’album en aléatoire (sacrilège !), et recharge en boucle les mêmes pages de l’internet pendant que la musique défile. On connaît le proverbe : petit à petit…


Duncan Browne est, on l’apprend sur des articles spécialisés, le fils d’un officier de la Royal Air Force. De formation classique, il est époustouflé par une prestation de Bob Dylan à la télé alors qu’il a quinze ans, et apprend donc la guitare en autodidacte. Plus tard, et comme beaucoup de cancres désavoués de son époque, il se lance dans des études d’art, avec une certaine réussite tout de même puisqu’il atterrit à la London Academy of Music and Dramatic Art. Il y rencontre David Bretton, un acteur accessoirement poète. Ils deviennent amis et DB fonde un groupe folk temporaire, Lorel. Cette formation provisoire couche une chanson : Here And Now.


Repéré par le mythico-cultissime label Immediate, DB entre alors dans la cour des grands : il peut s’étendre sur tout un album, et celui-ci sera produit par Andrew Loog Oldham, soit rien de moins que le premier manager des Stones et le producteur des Small Faces : une broutille. Pas complexé pour autant, le jeune homme écrit et arrange douze titres, que son ami Bretton met en textes. Loog Oldham, lui, appuie sur les boutons et observe : il en parlera plus tard comme sa plus grande satisfaction de producteur.


Je ne saurais lui donner tort : la musique de Duncan Browne est la plus belle qui soit. J’insiste sur cette affirmation. Je ne connais pas d’autre disque, d’autre œuvre qui me fasse autant voyager que ces douze morceaux, qui semblent venus d’ailleurs, d’une autre époque tout en étant intemporels, d’un autre espace tout en étant universels. L’album s’introduit par un chœur pénétrant, profond, parfait, et il se conclut dans un maelstrom de voix, dans un brainfuck de pistes à l’envers et de grondements de l’apocalypse renvoyant directement à la pureté des vingt toutes premières secondes. Entre les deux : la grâce divine. Des chansons cycliques, toutes en cercles et boucles ogivales, reposant sur une structure de guitare (mandoline ?) pincée, de violons sous-jacents, de clavecins sans fond et d’arrangements exquis. Et surtout, la voix de Browne, d’une assurance totale, d’une clarté insaisissable, d’une beauté infinie.


J’évoque plus haut le genre de la pop baroque, mais Give Me Take You en est-il vraiment un manifeste ? Oui et non. Oui parce que, dans le sens littéral du terme, la pop baroque englobe tout ce qui pourrait s’apparenter à des mélodies pop couvertes d’arrangements faits d’instruments classiques. Et non, parce que les chansons de GMTY n’appartiennent à aucune case, et ne sont ni pop ni quoi que ce soit : c’est de l’art brut, pas encore sculpté, par encore détouré, mais c’est aussi pour ça qu’il est aussi beau, puisqu’il n’appartient à personne d’autre et qu’il est incapturable. À la rigueur, Dwarf In A Tree et On The Bombsite pourraient être assimilés au glorieux genre de la pop baroque, parce que ce sont des morceaux immédiats, chantants, accrocheurs, mais c’est tout.


Je ne saurais comment décrire la chanson éponyme, pleine de nappes vaporeuses successives qui s’accumulent jusqu’à la plénitude. Je ne parviendrais pas à trouver des mots pour décrire l’effet qu’a sur moi le nœud en progression harmonique formé par la mélodie de I Was You Weren’t. Je ne saurais comprendre l’abîme émotionnel créé par la puissance extrême des chœurs et des textes (génialissimes) psalmodiés de The Death Of Neill. Et donc, comme je ne sais pas trop comment exprimer les origines de cette musique et la portée qu’elle a sur moi, il ne me reste plus qu’à l’écouter, encore et encore, et à vous conseiller d’en faire de même. Peut-être que, dans le mystère qui entoure cette œuvre, nous serons d’accord.


D’ailleurs, à sa sortie, l’album déchaîne les foules. La critique, de Rock & Stones à Rolling Melodies, est en émoi total. Lester Paul crie au chef-d’œuvre, et GMTY est nommé plusieurs fois comme plus important que toute l’œuvre de Mozart. Le succès n’est pas que critique, puisque le disque se vend à plusieurs millions d’exemplaires, même en Inde sous le format 78 tours. Une tournée mondiale s’organise pour DB, qui surpasse les Beatles quand ils étaient au faîte de leur popularité. C’est le nouveau messie. Très vite, il rentre en contact avec Stanley Kubrick pour l’aider à mettre en scène le débarquement des Américains sur la lune, et s’engage dans des conflits de grande envergure pour montrer que la paix est possible grâce à la musique. C’est lui qui, en 1969, suivant les traces de son père, est aux commandes du Concorde, effectuant le premier tour aérien de l’engin. DB marque l’histoire à tout jamais. Mais, aussi vite qu’il était apparu, il disparaît. Inquiétés par la possible évasion du plus grand des Hommes en URSS, les USA falsifient tous les documents faisant état des exploits signés par Browne, et la propagande fonctionne : l’homme est effacé des mémoires.


Pourtant, Browne n’était pas bien loin : inquiet devant la décrépitude à venir de la musique, il s’était rendu à Woodstock, camouflé en hippie, dans le but de combattre la boursouflure et tenter de bannir les solos crétins de Hendrix. Mais son entreprise de sabotage échoue, et l’histoire est bien connue : c’est Creedence Clearwater Revival qui écope de toutes les conséquences de l’acte brownien. Aujourd’hui encore, les Fogerty ne s’en sont pas remis.


La suite de l’œuvre de DB est à peu près incompréhensible, partagée entre éclats transperçants (Resurrection Joe qui fait la passerelle avec Journey et l’excellent album éponyme, participations aux très beaux albums de Bluntstone, Samurai, Naive avec Metro…) et autres choses absolument ridicules. Mais c’est aussi ce qui rend GMTY si précieux : il est semblable à une comète, fugace, rare, ne se produisant qu'une fois et ne revenant plus jamais…


Je me suis enfin procuré le CD récemment ; je l’ai encore passé en boucle. Mieux que ça, l’objet contient des répétitions de certaines des chansons clés en bonus. De quoi y passer encore quelques heures d’émerveillement total, notamment sur une version première de Give Me Take You, alors façonnée comme une bulle d’euphorie pop genre Two Sisters, sur un tempo beaucoup plus rapide et avec un son plus brut : elle devient alors doublement la plus belle chanson de tous les temps, dans sa variante définitive, et dans cette première mouture, à s’en crever les yeux. Si elle était parue sur l’album blanc avec un son plus égal et mieux fourni, sa reconnaissance dépasserait les confins de l’univers.


Surtout, ce CD, porteur de plusieurs versions que je ne connaissais pas, et se comportant comme un master très classieux (Here And Now, à en pleurer), s’accompagne pour moi d’un espoir fou : peut-être reste-t-il des inédits de versions inachevées de Dwarf In A Tree, de Chloe In The Garden, d’Alfred Bell, qui ne demandent qu’à être remis en état et publiés. À ce moment-là, je sais que je pourrai replonger avec délectation dans l’univers GMTY : ses chansons sont de celles que l’on n’oublie pas, que l’on se remémore à jamais et que l’on continue à découvrir toute sa vie.


Et même au-delà ! Je déteste pourtant tous les types pompeux qui s’auto-congratulent en s’octroyant la musique de leur Maître pour leur enterrement, mais, si le monde n’est pas détruit par des ogives russes, je nourris néanmoins le désir de partir dans un caveau avec Give Me Take You en fond sonore : finir en fumisterie bullshitiste ecclésiastique du type « Je me donne, prenez-moi », ce serait quand même franchement beau gosse. Rideau.

TituszwPolsce
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le 18 janv. 2017

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