Hate to See You Go
8.3
Hate to See You Go

Compilation de Little Walter (1969)

Il s'est encore battu. À croire qu'il aime ça. Plus on le cogne, plus il provoque. Arrogant, belliqueux, sortant son flingue à tout propos, il cherche, Little Walter. Pas étonnant qu'il se soit fait dérouiller. Il s'est pointé au studio la gueule détruite, empestant l'alcool. En état de choc. Un jour, il en crèvera.


Il ne va pas fort, le petit génie du blues. Il va même très mal. C'était pourtant le meilleur dans tout Chicago. Il avait un don pour faire vibrer son âme entre les lames de son harmonica. L'instrument du pauvre par excellence. Qu'il ne quittait jamais. Gamin, il le portait dans la poche arrière de son pantalon — prêt à dégainer. Jouant dès qu'il pouvait, pour tout le monde ou pour personne.


Aujourd'hui, il joue de ses poings. Dans sa poche, c'est un pistolet qu'il range. Il a ce sourire en coin comme un défi, comme s'il était fier d'avoir morflé, comme s'il ne souffrait pas. Un regard perçant, pénétrant, le genre de regard qu'il ne fait pas bon croiser dans certaines rues à certaines heures. Et puis cette cicatrice... encore une soirée alcoolisée qui a mal fini. Même quand il a de l'argent, il se comporte comme un pauvre parmi les pauvres. Mais on peut quoi pour lui ?


Rien.


On sait très peu de choses sur les premières années de sa vie. Il a une douzaine d'années (peut-être moins, selon les témoignages) lorsqu'il quitte le domicile familial. Une vie de petits boulots, pour des petits salaires, au hasard des rencontres. Seul sur les routes de Louisiane avec son baluchon et son harmonica. Il va de soi qu'un enfant de son âge n'abandonne pas sa maison par simple goût de l'aventure. Il fuit quoi, ce môme ? Qu'est-ce qu'on lui a fait pour qu'il s'en aille ?


Hate to See You Go... Il passe par Memphis, Helena, St. Louis, etc. Il joue un temps avec Sonny Boy Williamson (II), qu'il quittera également, suite à des querelles d'ego (ils se battront au couteau vingt ans plus tard). A 15 ans, il traîne dans Chicago, soufflant et aspirant dans son bout de métal, à la sortie des églises, au coin des rues, devant les commerces. C'est là que Muddy Waters le repère et le prend sous son aile. On peut difficilement rêver mieux comme grand-frère adoptif.


Ou comme alter ego. En 1947, il intègre le groupe de Muddy, autant dire qu'il joue avec la crème des musiciens de blues, dans l'environnement musical le plus stimulant qui soit. Il développe un jeu inouï, résolument moderne. C'est la période bénie. Et ce n'est qu'un gamin : en studio, il est intenable, il virevolte, il court partout, change d'harmonica sans arrêt, s'agite autour des musiciens, ne fait jamais ce qu'on lui demande... Muddy est aux anges : « Oh, j'aurais aimé que tu puisses le voir. Il y avait quelque chose de magique là-dedans. Il avait toujours des idées ».


Il a la grâce. Transfigurant tous les titres auxquels il participe, leur insufflant une vibration organique. Vitale. Chacune de ses interventions est décisive, chaque note, chaque phrase, chaque mélodie est précieuse. En jouant avec l'amplification et les effets de résonance, il parvient à extraire de son instrument ces sons étranges qui deviendront des symboles du blues électrique. Les guitaristes de blues-rock s'inspireront directement de ses attaques et de ses tenues de notes dans leur jeu lead (dans les bends et les double stops notamment). Il régénère le blues, le repeint de la tête aux pieds, lui donne un nouveau souffle.


Durant les années 50, tout le monde le sollicite. Il fonde son propre groupe, décroche plusieurs hits, mène la grande vie. Sa musique est brillante, son inspiration sans faiblesse. Dans son jeu, il introduit parfois une touche jazzy, finement dosée. D'autres fois, il capte l'esprit du rock 'n' roll. Quant à sa voix, elle sent la rue, le trottoir, le bitume, les alcools forts et l'essence des cadillacs, le parfum des filles faciles et les substances qui font rêver. On aurait tort de la négliger. Un foutu génie. Un p'tit Mozart des bas-fonds. Mais pas un type bien, non, pas un type bien.


Est-ce trop demander à la musique d'attendre d'elle qu'elle sauve une vie ? Malgré le succès, les années 60 lui sont fatales. Rongé, bouffé, ravagé par l'alcool. Errant dans les bouges les plus sordides, frayant avec les individus les plus minables, s'abîmant jusqu'au bout. Personne ne peut l'aider, pas même Muddy Waters : « Quand je l'ai rencontré, il ne buvait rien d'autre que du Pepsi. C'était juste un enfant ». Mais ça n'a pas duré : « L'alcool finit par s'emparer de toi. Si tu en bois trop, tu ne peux plus t'en sortir à la longue ». En effet, il ne s'en sortira pas.


« Blue And Lonesome ». Une vie qui s'achève comme un châtiment, par une mutilation de tout son être. Il paye pour qui, Little Walter ? Bon sang, il avait l'art au creux des mains, au bout des lèvres. C'est comme s'il se punissait d'une faute qu'il n'a jamais commise. A cause des coups subis depuis le début, quand il était môme ? A cause des coups échangés ensuite, avec des pauvres types comme lui ?


Il meurt à 37 ans, après une énième bagarre de rue. La musique lui aura permis de gagner quelques années, de retarder l'échéance — et d'allonger sa déchéance. Un beau gâchis. À l'heure qu'il est, il doit être encore au purgatoire. À deux pas de l'enfer. Il joue de tout son cœur. On peut l'entendre d'ici.


Si elle n'a pas sauvé sa vie, la musique sauvera son âme. Elle lui doit bien ça. Il va s'en sortir, Little Walter. Satan n'a qu'à aller se faire voir. Souffle, chauffe, crache, balance tout mon pote. Il y a un peuple entier avec toi. Un peuple qui te soutient, qui vient te chercher. Le peuple du blues.


On est nombreux à t'attendre.

Pheroe
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le 4 avr. 2015

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