Ruthless Records. Le label de légende, fondé par le non moins légendaire (et sulfureux) Eric "Eazy-E" Wright à la fin des années 80, aura donné au gangsta rap made in Cali ses lettres de noblesse. En produisant les albums de NWA (le groupe composé par Eazy-E, Ice Cube, Dr. Dre, MC Ren et DJ Yella), Ruthless réussit le tour de force d'imposer Los Angeles dans un rap game jusqu'alors exclusivement dominé par la Grosse Pomme et par là même, d'attirer les projecteurs sur ses membres. La déferlante est énorme et ceux qui seront appelés "Niggaz With Assets" brassent rapidement et largement l'argent.
Enfin, Eazy et son associé Jerry Heller brassent, les autres ne touchent que des clopinettes. Et pourtant, sans leur apport, Eazy vendrait certainement encore du crack à un corner de Compton puisque c'est Dr. Dre qui compose les instrus et Ice Cube qui écrit les textes (souvent épaulé par le Texan The DOC). Exemple assez représentatif de l'arnaque montée par Eazy, il offre à The DOC une montre et une chaîne en or en échange de ses droits... Ice Cube, à qui on a essayé de refiler un contrat miteux, sent le coup fourré et quitte le groupe pour se lancer dans une carrière solo avec le succès qu'on sait.

Peu de temps après, avec l'aide de Marion "Suge" Knight (ex-star universitaire de football, membre des Bloods et garde du corps de Vanilla Ice et The DOC), Dr. Dre prend la même voie que Cube. Avec une dizaine de Compton Mob Piru Bloods, Suge débarque une nuit chez Eazy et, sans qu'on sache ce qui s'y est réellement passé (des rumeurs de menace de mort pour sa famille et ses proches), repart avec les contrats de Dr. Dre, sa femme Michel'le et The DOC sous le bras.

Désormais libre et protégé par la sombre bannière de Death Row Records, il est temps pour Dr. Dre de se lancer dans son premier album solo. Avec le renfort d'un pote de son demi-frère Warren G, un dénommé Snoop Doggy Dogg qu'on a pu entendre sur la BO de "Deep Cover" (film de Bill Duke avec Laurence Fishburn et Jeff Goldblum sorti en 1992), monsieur G-Funk se lance dans la conception de sa masterpiece qui fait encore aujourd'hui figure de classique incontestable. "The Chronic" sort donc en 1992 et impose au rap game un nouveau son dont Dre et sa recrue Snoop seront les premières stars.

Galvanisé par la manière dont il s'était extirpé des filouteries d'Eazy et Jerry Heller (qui pouvaient sonner comme une mise en garde à qui voudrait s'en prendre à lui), Dr. Dre profite de son album pour régler quelques comptes. Sur l'intro rageuse, il laisse la place au jeune Rollin' 20 Crip de Long Beach pour allumer ses ex-associés, le nabot de NWA en tête. Avec une voix de fausset, le rappeur longiligne et dégingandé imite Eazy et lui rappelle qu'il est entouré de "niggaz with big dicks, AK and 187 skills", Dre n'arrivant qu'en fin de titre pour dire d'une voix détachée "You'z a pinguin looking motherfucker".

L'album commence à peine que Dr. Dre s'en est déjà pris à Eazy par l'intermédiaire de Snoop mais il ne compte pas pour autant laisser faire le boulot aux autres (enfin tout est relatif, Dr. Dre ayant toujours été ghostwrité et ayant – à l'exception de "No One Can Do It Better" de The DOC – toujours eu des assistants talentueux et dévoués – Daz, Big Hutch...). Du coup, il prend le relais sur le premier vrai titre de son premier solo, André "Dr. Dre" Young tente de mettre à mal Mr. Wright, avec un brio tout relatif : le couplet, rappé de façon bancale, peine à toucher au but :

"Mista Busta, where the fuck ya at?
Can't scrap a lick, so I know ya got your gat
Your dick on hard, from fuckin your road dogs
The hood you threw up with, niggaz you grew up with
Don't even respect your ass
That's why it's time for the doctor, to check your ass, nigga
Used to be my homey, used to be my ace
Now I wanna slap the taste out yo mouth
Make you bow down to the row
Fuckin me, now I'm fuckin you, little ho
Oh, don't think I forgot, let you slide
Let me ride, just another homicide
Yeah it's me so I'ma talk on
Stompin on the 'Eazy'est streets that you can walk on
So strap on your Compton hat, your locs
And watch your back cause you might get smoked, loc
And pass the bud, and stay low-key
B.G. cause you lost all your homey's love
Now call it what you want to
You fucked wit me, now it's a must that I fuck wit you"

Rien de bien folichon, le diss prenant la forme d'une pique peureuse teintée de regret plutôt qu'une remise en place rageuse. Surtout quand on compare ce couplet avec le suivant où Snoop allume copieusement Tim Dog (le rappeur, issu des Ultramagnetic MCs, avait laché un "Fuck Compton" des plus explicites – morceau extrait de son premier album solo "Penicilin On Wax" sorti en 1991), plus assuré que son mentor.

La suite n'est qu'une succession d'insultes façon homo refoulé ou pensionnaire réjoui de douches carcérales ("Gap teeth in ya mouth so my dick's gots to fit / With my nuts on ya tonsils / While ya onstage rappin at your wack-ass concerts / And I'ma snatch your ass from the backside") pour se conclure par le célèbre "Eazy-E Eazy-E Eazy-E can eat a big fat dick". Un peu fébrile et hésitant comme attaque.
Néanmoins, même privé de l'écurie qui a fait son succès et celui de son label, et malgré l'intimidation efficace opérée par Suge, Eazy ne compte pas se laisser marcher sur la gueule sans rien dire. Encore moins quand la possibilité d'enterrer l'autre sur le sujet est à portée de main.

Un an après l'affront, Eazy rajoute une ligne à sa discographie personnelle avec un EP devenu classique : "It's On (Dr. Dre) 187um Killa" au titre relativement explicite (après l'album "Eazy Duz It" en 1988 et le EP "5150-Home 4 Tha Sick" en 1992).
Reprenant la façon qu'ont les gangs d'annoncer la mort d'un de leurs ennemis (le code policier 187 – utilisé pour signaler les meurtres – suivi, barré, du nom du gangbanger visé), Eazy-E affiche l'objectif principal de son disque : descendre son ancien acolyte. Et avec l'arrogance qui le caractérise, il va jusqu'à afficher la réussite de son forfait sur la pochette : pris en photo en contre-plongée avec un fish-eye (sans doute pour avoir l'air plus grand), adossé à un mur près d'un fusil à pompe, Eric verse quelques gorgées de bière pour son homie... euh sa bitch décédée comme le veut la coutume californienne. Un délire qu'il reprend d'ailleurs de nombreuses fois dans la pochette du EP : la page du journal qui sert à présenter les credits s'appelle "The Eazy Times Obitchuary" (et date le décès de Dre au 25 octobre 1993) et on retrouve quelques petites attaques disséminées ça et là ("This Eazy-E.P. is deadicated in memory of my bitch Andre (Dr. Dre) Young", "Once a 'bitch' still a bitch always will be 'a bitch' and I put that on God").

Et clou du spectacle, la reprise d'une photo de Dre datant de son époque dans le World Class Wreckin' Cru, déguisé en docteur et largement annotée pour mettre en avant une éventuelle homosexualité (maquillage, tenue qualifiée de "Nuthing but a she thang, baby"). L'argument sera d'ailleurs repris dans le premier couplet du très bon "It's On".
Eazy tape fort avant même qu'on ait mis le disque sur sa platine. On est déjà loin de l'attaque de "Fuck With Dre Day" et pourtant, le meilleur (pire ?) est à venir.

Pour bien montrer qu'il n'a rien à craindre de son (ancienne ?) poule aux œufs d'or, Eazy répond musicalement à l'attaque en utilisant les mêmes armes que Dre. Dès l'introduction, le mimétisme est flagrant : sur une prod pleine de "sirènes" lugubres concoctées par Rhythm D, Eazy répond sur le même ton à l'intro de Snoop sur "The Chronic", la décontraction narquoise en plus. Et immédiatement après, la première salve contre "Fuck With Dre Day" est lancée.

"Real muthaphuckkin' G's" a tout ce qu'il faut pour être un classique immédiat et incontestable. Musicalement déjà, le titre est irréprochable. Plus de Dre pour assurer la popote derrière Eazy mais Rhythm D qui assure parfaitement la comparaison : des basses bien grasses, une "sirène" (déjà) caractéristique d'un G-Funk encore naissant, un refrain scratché efficace et un feeling indéniable (même s'il fera mieux selon moi sur "It's On"). Ensuite parce qu'il implique deux personnes se connaissant bien, ayant fait une bonne partie de leurs armes cote à cote et donc possédant quelques dossiers juteux l'un à propos de l'autre. Dre n'ayant pas brillé dans l'exercice et Eazy étant connu pour son coté provoc', la réponse du berger à la bergère s'annonçait a priori percutante. Si Eazy avait fléchi devant les gros bras de Suge, il avait bien vite retrouvé ses esprits et ne manque pas de rire de la situation :

"So you'z a wannabe 'loc, and you'll get smoked, and I hope
that your fans understand when you talk about playin me
The same records that you makin is payin me"

Et

"(Damn E, they tried to fade you on "Dre Day")
But "Dre Day" only make Eazy's pay day"

En effet, si le gros Knight est bien parti avec Dr. Dre, The D.O.C. et Michel'le, il n'a pu le faire qu'après avoir fait quelques concessions à Eric. A chaque fois que quelqu'un paiera pour "The Chronic" (insultes contre Eazy inside), Eric touchera des dollars. Et E est du genre à faire passer la monnaie avant l'amour propre, il a tout le loisir de rire de la situation (sans oublier d'en mettre quelques unes dans les dents de Dre au passage).

Niveau rapping, plus de Ice Cube ni de D.O.C. pour ghostwriter Eazy mais le résultat, dans son genre, est réussi. Décontracté, incisif mais toujours roublard, il se pose en parrain qui introduit sa nouvelle garde, de la même façon que Dre avait profité de son album pour consacrer Snoop. Deux frangins jusqu'alors parfaitement inconnus vont alors faire leur entrée dans le rap game par la grande porte. D'un coté, Dresta (André de son petit nom lui aussi) un mastodonte très brute de décoffrage à la voix grave. De l'autre, son demi-frère BG (pour Baby Gangsta) Knocc Out représentant pour les Nutty Blocc Compton Crips, Jhery curls et locs de rigueur. Premier degré, agressif, il débite ses rimes dans un roulement dévastateur, une réplique convaincante made in Ruthless à la révélation Snoop Doggy Dogg semble se dessiner.

L'affrontement dépassera légèrement le cadre musical pour emprunter un temps (plus pour le prestige qu'autre chose) le chemin de la street rep', le gangbanging des uns tenant surtout de la fiction pour les autres :

"Niggaz from the LBC
They never heard of ya G
and Niggas from the CPT ain't down with D-R-E
But ya gave it up,
Still like a trooper
Let 'em play ya jam shake ya hand and then they shoot ya
You can fool the people on the east coast an the midwest
But In LA you still can't pass the test
See I can tell a pussy when I see one
Dre wearing lips stick that mean ya have to be one
You need to change your sex and your occupation
You try to fuck with E nigga Run Run Run" ("It's On")

Eazy embringuera tant et si bien ses protégés dans l'embrouille que finalement, le gros de la guerre Death Row/Ruthless se déroulera entre les "seconds couteaux" qui, après quelques diss-tracks (dont le très bon "DPG/K" sur "Real Brothas" des frangins de chez Ruthless sorti en 1996, qui sera d'ailleurs clippé) finiront par en venir aux mains. Sur le tournage d'un clip du Dogg Pound (Kurupt et Daz) avec Nate Dogg et Method Man, BG Knocc Out et Gangsta Dre accompagnés de quelques comparses débarquent armés de battes de base-ball histoire de fendre quelques crânes. La descente sera d'ailleurs filmée et ne manquera pas de faire halluciner Johnny Blaze aka Mr. Meth.

Une fois la correction infligée, on retrouve le Eazy qu'on a l'habitude d'entendre, clamant son statut de gangsta et d'hédoniste impénitent. Autant, on le sait, avec Eric le fond n'atteindra pas des sommets (elle est belle celle-là), autant on s'attend à ce que cette vacuité textuelle soit compensée (pour peu qu'on y accorde de l'importance) par la forme, les orfèvres du son Ruthless étant connus pour leur sérieux.

Après avoir laissé la primeur de la production des diss tracks à Rhythm D, Eazy a choisi de dispatcher le reste de l'architecture musicale à d'autres. Que ce soit Big Hutch, les Danois Dr. Jam et Madness For Real ou le vieux compère DJ Yella (qui a pourtant lui aussi fait partie du Wreckin' Cru, aussi bien sapé que le docteur), tous ont mis les petits plats dans les grands et sorti les productions des grands jours. Un casting de rêve sur le papier qui concrétise parfaitement ses prétentions en réussissant, en plus, un certain éclectisme, reflet de la personnalité du MC de poche. Que ce soit dans un registre plus sombre ("Any Last Wordz" avec Big Hutch aux manettes), old schoolisant comme "Gimme That Nutt" produit par Yella ou plus dans la lignée des diss tracks, aucune fausse note, même quand Dr. Jam revisite le classique "Boyz 'N Da Hood" écrit par Ice Cube 5 ans auparavant en lui donnant un coup de jeune.

Et Eazy montre qu'il est à l'aise sur des prods plus sombres, comme le nocturne et posé "Still A Nigga" dans lequel Yella installe une ambiance qui sied tout à fait au ton légèrement désabusé et plein de cynisme d'Eric. Une atmosphère plus glauque qu'on retrouve sur "Down 2 Tha Last Roach" ou plus accentuée encore sur "Any Last Wordz" (impression renforcée par le clip, très réussi, où la prod est d'ailleurs légèrement différente) au refrain lugubre interprété par Big Hutch et Kokane. Ce dernier avait à l'époque choisi la voie du "sang" en rejoignant l'écurie Ruthless mais il finira par rejoindre la niche de Snoop à la fin des années 90 (la mort d'Eric l'aura laissé sur le carreau, à tel point qu'il sera obligé de jouer dans un film porno pour se faire un peu d'argent).

Une vraie réussite que la dernière trace discographique d'Eric Wright de son vivant. En prenant appui sur son beef avec Dr. Dre (qui, pour sa part, ne dépassera jamais le cadre musical), il lègue à ses auditeurs un dernier témoignage de son jemenfoutisme hédoniste, calculateur et éclairé, un manifeste du baller impénitent et une preuve de sa qualité de businessman avisé découvreur de talents. Atteint du virus du SIDA, sûrement contracté auprès d'une des nombreuses bitches à qui il a du faire le coup de "Gimme That Nutt", il décèdera quelques jours après l'annonce publique de sa maladie, le 26 mars 1995 à l'âge de 31 ans. Entre temps, il aura eu le temps de faire la paix avec Dr. Dre, qui malgré sa qualité de docteur ne pourra pas faire grand-chose pour son ancien pote.

Avec sa mort, s'amorce l'inexorable chute de son label, Ruthless, à mesure que le grand rival Death Row (pourtant raillé avec force sur ce EP) devenait le poids lourd de la cote Ouest. Pour autant, Eazy n'a pas été oublié, loin s'en faut et les hommages se multiplient (Dr. Dre sur "What's The Difference", Boyz 'N Tha Hood qui reprennent le couplet d'Eric sur "Gangsta Beat Fo The Street", Ice Cube sur son dernier album ou 90% des couplets de The Game). Pour autant que certains se réclament de son héritage direct, ils n'ont guère de chance d'atteindre la cheville de M. Wright (pourtant pas bien haute) : des mecs comme lui, on en trouve pas au fond de la première 8-Ball venue.
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le 20 déc. 2011

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