Le monde de la musique est rempli de personnages oubliés ou doublés par plus ambitieux qu'eux. Véritable monde de requins, le rap n'échappe pas à la règle. Encore plus lorsque la paternité d'un style qui a fait date sur le mouvement entier est en jeu. Alors quand ces squales portent des casquettes siglées L.A., conduisent des voitures à suspensions hydrauliques dans un nuage de fumée, accompagnés de filles peu farouches, il y a de quoi nager en eaux troubles. En 1992, un gros poisson du nom de Dr. Dre vient de révolutionner le rap de la Côte Ouest à l'aide d'un style qui allait imposer l'imagerie gangsta sur le genre pendant des années. Véritable patrimoine de la musique californienne, c'est sur The Chronic que le docteur va prescrire ce nouveau style si particulier. Basé sur des samples prépondérants de funk, où les lignes de basse tiennent une importance primordiale, accompagnées de mélodies jouées au synthétiseur, le tout sur un tempo plutôt lent, le G-Funk devient la bande son de la Californie. Andre Young devient alors le porte drapeau de cette culture, abreuvant ses clips de lowriders, de filles dévêtues, et de paysages ensoleillés comme seul Los Angeles en possède. Une génération entière d'artistes suivront de près le producteur de génie comme le jeune Snoop Doggy Dogg, le tueur de refrains Nate Dogg ou encore Tha Dogg Pound. En ces temps radieux pour le rap californien, personne ne semble remettre en cause la paternité de Dre pour ce génial G-Funk.

Pourtant il existe un artiste sans qui Dr. Dre n'aurait peut être pas eu l'inspiration pour ce bouleversement musical que fut le Gangsta Funk. Venant de Pomona au sud de la Californie, Gregory Fernan Hutchinson, plus connu sous le nom de Cold 187um ou Big Hutch, mérite que son nom soit mentionné dans les livres à côté de celui de son ancien compère de studio. Monde injuste et implacable, le rap en décidera autrement et l'histoire ne se souviendra uniquement du producteur devenu entrepreneur et découvreur de talents à plusieurs millions de dollars.

Avant que le rap de la Côte Ouest ne jure plus que par ses samples de Parliament ou Funkadelic remis au goûts du jour, Dre faisait déjà la pluie et le beau temps dans son fief grâce à son groupe N.W.A dès 1988. Acteur primordial dans le succès du "groupe le plus dangereux du monde", pour ses productions devenues cultes, Dre devient une machine à disque d'or au sein de Ruthless Records, label du camarade Eazy-E. C'est alors que le rusé aux lunettes de soleil et la voix de canard découvre un groupe qui va avoir une influence sur le travail de sa poule aux œufs d'or, particulièrement son leader, un certain Cold 187um. Accompagné de KMG The Illustrator, Go Mack, et DJ Total K-Oss, ils forment le groupe Above the Law et sont signés instantanément sur le label du leader de N.W.A. Rapidement ils deviennent proches du reste du quintet et Big Hutch est alors présenté au docteur. Une rencontre entre le nouveau venu et le docteur maestro aurait pu tourner en guerre d'égo. Que nenni, une alchimie débordante venait de naître entre les deux hommes, s'alliant pour tirer le meilleur de l'autre à chaque journée passée en studio. C'est naturellement que Dre co-produit le premier album du quatuor, "Livin' Like Hustlers" en 1990.

Deux titres seront ainsi concoctés par Andre Young, fruits de cette collaboration détonante. "Murder Rap" est le premier d'entre eux et devient instantanément le single au lancement de l'album. Avec ses allers-retours perpétuels de bruits d'alarmes, le morceau étouffe l'auditeur qui se retrouve plongé dans les récits de violence des 3 MCs. Un peu comme si le tableau de leur quartier nous était peint devant nos yeux au fur et à mesure que la musique avançait. Le titre devient un hit sur les ondes californiennes avant de se retrouver 14 ans plus tard sur celles fictionnelles de Radio Los Santos du jeu Grand Theft Auto. Le titre gagnait définitivement son titre de morceau à l'identité gangsta et de la Côté Ouest à côté du "It was a good day" d'Ice Cube ou "How I could just kill a man" de Cypress Hill, autres titres présents sur cette même bande originale. Dre réalise une fois de plus un tour de force pour la postérité. "The Last Song" qui clôt les 45 minutes est le second titre qu'il produit. Sorte de réunion de famille entre les deux crews, elle nous permet de profiter du style et des remerciements des neufs performeurs pendant 6mn20 comme il était coutume à l'époque. Comme sur les neufs autres titres qui composent cet album, on y retrouve les ingrédients d'un G-Funk encore balbutiant mais avec un sacré potentiel. Car c'est bel et bien de ça dont il est question dans cette galette.

Isaac Hayes, Quincy Jones ou encore James Brown sont passés à la casserole par Cold 187um pour assurer une ambiance funky à l'ensemble. Piochant dans ces influences des '70, les samples sont ensuite repris avec des vrais instruments en live durant l'enregistrement. Technique donnant encore plus de cachet à la composition et marquant la signature des deux compères travaillant main dans la main sur la naissance de ce nouveau style qu'est le G-Funk. Si les synthétiseurs ou la prédominance des lignes de basse sont encore légères ("Another Execution"), on voit se dessiner devant nous deux le squelette des futurs albums siglés Gangsta Funk, "The Chronic" en tête. Les études de jazz de Big Hutch durant sa jeunesse se ressentent parmi des titres comme "Freedom of speech" ou "Livin' like hustlers" et permettent à Cold187um de se démarquer du travail de son camarade docteur.

Les flows des trois rappeurs sont malléables, élastiques, voire étirés, donnant un côté laiback à leur prestation. Une attitude décontractée ressort face à leurs textes qui traitent le plus souvent de violence et de sexe, dans la pure tradition des albums estampillés gangsta rap.

Malgré ces thèmes radicaux, la touche G-Funk saupoudrée sur l'album agit admirablement et donne même un côté dansant à l'ensemble. Caractéristique que l'on retrouvera 3 ans plus tard chez un certain Snoop Doggy Dogg avec son irrévérencieux "Doggystyle". Où des titres comme "Ain't no fun (if the homies can't have none) ou "Gin & Juice" pouvaient être dansés en soirée alors qu'ils étaient misogynes ou vulgaires au possible. On retrouve aussi chez le quatuor le côté nonchalant, apathique, endormi, qui font le personnage du chien de Long Beach. Tandis que chez le docteur, l'interprétation était plus brute, dure et féroce.

Suffisamment explicite, le titre de l'album est représentatif du contenu que l'on retrouve sur cet album. Les thèmes de prédilection de l'imagerie gangsta sont estampillés à travers chaque titre sans que l'on ne ressente une véritable peur ou angoisse de la part des trois compères. Le groove des morceaux et leurs voix souvent aigues (surtout Cold187um) rendent l'ambiance plus décontractée. A tel point que l'on se demande s'ils prennent ces histoires de gangsters au sérieux. Comme à l'écoute du titre éponyme où l'on entend un personnage ronfler avant une sorte de publicité de télé-shopping. Le reste du titre est une suite d'énonciations qu'on croirait sorti du guide pour vivre comme un parfait hustler. Above the Law serait donc plus de ces musiciens avec une certaine idée de la musique, s'inspirant des faits et gestes de leurs nouveaux compagnons et de leur environnement. Comme avec ce titre "Freedom of Speech" où il est étonnant de voir des soit disant durs à cuire lutter pour la liberté d'expression. Alors que leurs nouveaux partenaires N.W.A. ont établit leur légende rien qu'avec leur titre "Fuck tha Police".

Cold187um, KMG The Illustrator, Go Mack et Total K-Oss apparaissent donc plus dans l'ombre du gangsta rap de l'époque mais n'en restent pas moins précurseurs pour tous les groupes qui s'engouffreront dans ce genre par la suite. En y définissant les bases, ils sont devenus malgré eux les oubliés d'une époque où la Californie brillait de mille feux, laissant derrière elle leurs rivaux de la Côte Est. Big Hutch s'en tirera bien au fil des années en collaborant avec de nombreux labels de qualité comme Death Row ou Tommy Boy, s'imposant comme un producteur de talent. L'histoire se souviendra surtout du producteur avec le nom marqué sur des casques, tandis qu'Hutch pourra se targuer d'avoir marqué le funk pour la postérité. Au-dessus de la loi, au-delà du funk.
Stijl
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le 22 avr. 2013

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