Matangi
6.9
Matangi

Album de M.I.A. (2013)

Le nouvel album de M.I.A. était parmi les plus attendus de cet automne 2013. Certains de ses singles sont en effet sortis depuis près de deux ans, devenus des tubes planétaires et ont été utilisés dans moult publicités et films. Qui n'a pas entendu "Bad Girls" ou "Bring the Noize" ces derniers mois doit forcément vivre dans une grotte. Mais enfin, il est là, depuis que le label l'a publié en écoute intégrale sur Youtube hier.

C'est déjà une indication du type de personne qu'est M.I.A : a de nombreux égards, ses origines ethniques et sociales sont des clés de voûte pour l'interprétation et la compréhension de sa musique. Née à Londres mais d'origine Sri Lankaise, la chanteuse s'est fait un nom sur un mélange d'influences plutôt intéressant : un hip-hop électro nerveux au flow quasi intenable et aux instrus tapageurs, le tout mâtiné de mélodies orientalisantes, associées à ses origines. Côté image, on retrouve aussi une abondance de symboles sud asiatiques poussés à leur paroxysme de kitsch et de mauvais goût dans leur nombre, leur couleur, leur exubérance. Un album de M.I.A c'est donc la promesse d'un dépaysement, d'un mélange de culture musicale tant asiatique que musulmane (je me fous de savoir si c'est sa religion, reste que la musique de ces contrées est fortement marquée par la musique du Moyen-Orient et des pays d'où est venu l'Islam - et personnellement j'adore ça), de hip hop malsain et un brin vulgaire, d'électro limite clash dégoulinant de kitsch et de fluo. Et ce contrat est-il rempli sur Matangi ? En grande partie.

Par ailleurs, M.I.A c'est aussi un ancrage sociologique et politique, que globalement nous simplifierons par mondialiste, de sensibilité de gauche pour des standards français. Et le fait de partager gratuitement son album sur un média comme Youtube (comme récemment Arcade Fire dans un projet un peu plus artistique qu'un simple leak) n'est pas anodin, tout comme le fait de nommer sa mixtape précédente, Vicki Leekx, d'après Wikileaks, puis d'ouvrir un de ses concerts new-yorkais avec un skype de Julian Assange (1). Au passage, Bad Girls figurait déjà sur la fameuse mixtape, d'où sa sortie prématurée.

Retournons à l'album. La pochette est laide, fluo, d'un goût douteux. Elle m'évoque celle de "Shaking the Habitual" de The Knife, autre album phare de l'année et qui permet d'autres niveaux de comparaison avec Matangi. Le disque s'ouvre sur un court morceau aux beats bien gras et qui s'arrête aussi vite qu'il avait commencé. Les premières notes posent le cadre "asiatique" de référence, on est en terrain connu, et le titre est à peine redondant à ce niveau là. La chanson titre est un premier temps fort et se déploie sur plus de 5 minutes une structure cassée et une longue outro qui fait la part belle à l'influence asiatique. Tous les ingrédients sont déjà là, les instrus tapageuses, tribales, le flow nasillard et malsain de M.I.A, le côté bordélique et baroque des influences.

L'album s'essaie ensuite à quelques cassures de rythme, à des pauses presque plus méditatives, pour des titres souvent un peu moins marquants, comme "Only 1 U". Et puis il y a les moments absolument démentiels, les morceaux impossibles à suivre ou presque, où M.I.A a constamment deux longueurs d'avance sur son public. Les structures imprévisibles, les changements de rythmes, de tempos, de registre vocal. "Warriors", premier morceau de ce genre sur le disque pourrait bien être énervant à force de feinter. Intermède à la harpe birmane, passages murmurées presque sensuels puis retour de rythmes infernaux et de voix nasillardes pour un effet un peu Nicki Minaj (mais l'inventivité en plus). C'est dans ces moments furibards, débordants d'idées, que l'album estle plus passionnant.

J'aime moins donc ces quelques ruptures de style pour une pop plus commerciale et sage, comme l'étrange hymne "Come Walk With Me", un des singles récents. Le morceau fonctionne, il est assez sympa, mais un peu trop gentillet ... du moins pendant un peu plus d'une minute. Là, il se fracture et laisse débarquer quelque chose de plus typique de M.I.A : mélodie tapageuse, instru délirante à la Omar Souleymane, voix trafiquée, et retour du refrain initial sur la nouvelle rythmique. Pas totalement convaincant mais qui a le mérite de tenter quelque chose.

Si on prend du recul sur tout ça, sur ce décorum factice asiatique digne d'une visite de fats food sous ecsta, ces sons, ces couleurs, ces icônes, il y a une bonne part de mauvais goût et un kitsch totalement indéniable. Mais la manière dont l'artiste aux commandes accepte et embrasse ces clichés pour mieux leur tordre le cou, les malaxer, les effriter et en saupoudrer l'essence sur son disque par doses plus ou moins concentrées, force le respect. C'est ériger le kitsch et le mauvais goûts inhérents au devenir moderne de sa culture natale en art postmoderne. Car après-tout, ce décorum n'est pas la vérité du folklore sri-lankais mais bien l'image que l'occident en a et, in fine, l'image qu'a fini par adopter le Sri Lanka de son propre folklore pour attirer le tourisme occidental. Ironie symptomatique de la culture postmoderne et ses métissages horizontaux entre différents horizons géographiques, de ses raccourcis verticaux Art noble - culture populaire, dont M.I.A est une des plus cinglantes incarnations.

"Attention" et "Exodus" sont peut-être un léger ventre mou du disque, les morceaux, sans être honteux, ne sont pas des plus mémorables ou des plus inventifs. Mais c'est surtout parce que des pistes 8 à 12, le disque enchaîne consécutivement les bombes. "Bad Girls", que tout le monde connaît, morceau pratiquement parfait, équilibré ce qu'il faut entre toutes ces influences divergentes et qui pourtant se marient à la perfection. L'intermède "Boom Skit", très nerveux et efficace, l'absolument sidérant "Double Bubble Trouble", impossible à tenir et totalement barré, puis les deux très bons singles "Y.A.L.A" et "Bring The Noize", véritable paroxysme de la démence artistique dont semble souffrir M.I.A, pour notre plus grand bonheur. Le flow absurdement rapide et inimitable qu'elle nous envoie dans la face sur ce dernier single, s'accompagne d'une instru au diapason, pour un titre vraiment efficace et jubilatoire. Après ce cœur de l'album absolument irréprochable, restent trois pistes sympathiques mais moins marquantes - forcément. La dernière étant une reprise d'un autre morceau de l'album, avec le même featuring de The Weeknd.

C'est peut-être le défaut de ce disque bigarré et donc forcément un peu inégal. L'écart de sensations provoquées par la musique entre les pistes les plus folles et les moments de temporisations font que, selon ce que l'on est venu chercher dans l'album, il y aura forcément des parties qui retiendront moins notre attention et ne susciteront pas autant notre adhésion. Le tout est donc un peu trop long et dispersé, mais le geste est globalement à la hauteur des attentes qu'il aura générées, et l'album montre globalement que l'électro hip hop à tendance mondialiste / ethnique / ou tribale est plutôt en forme cette année, avec des projets aussi stimulants que ceux de The Knife (le meilleur disque dans ce registre cette année) ou de Kanye West et son très égocentrique et sombre "Yeezus". Un disque stimulant, différent, à écouter pour se faire une idée.

1) http://pitchfork.com/news/52872-julian-assange-opens-mias-new-york-show/
Krokodebil
7
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2013 en musique, Pitchfork, ces grincheux qui se trompent parfois., Les meilleurs albums de 2013 et Albums écoutés en 2018

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le 3 nov. 2013

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Krokodebil

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