Miss Anthropocene
6.7
Miss Anthropocene

Album de Grimes (2020)

Il me faut débuter cette critique par un aveu : parmi les nombreuses représentantes de l'indie pop arty-trendy-pitchfork ready, Grimes tient une place particulière dans mon estime, une sorte d'affection et de respect dû à la rencontre entre deux univers que je n'imaginais pas compatibles. Claire Boucher est effectivement dotée d'une capacité de syncrétisme peu commune, un talent à allier le mainstream le plus racoleur à l'indie le plus prétentieux pour le rassembler en un tout digeste, rythmé et surprenament cohérent.
Son précédent effort, Art Angels, était tout entier dédié à cette logique, et s'il n'était pas une réussite totale de par la nature fortement instable des éléments manipulés, lorsque la mixture prenait, la réaction obtenue était des plus satisfaisantes. Bien que la pop hétéroclite qui y était pratiquée n'avait plus grand chose à voir avec la dream-pop aux accents synth de Visions, Grimes y proposait une recette surprenante et maitrisée, à l'alchimie instable mais explosive.


Allons-y sans détours : Grimes est un plaisir coupable de qualité supérieure. Pour prendre un exemple, un morceau tel que Kill V. Maim, sorte de bande-son inavouée d'un Suicide Squad hypothétique, a tout pour faire peur si on en décrivait les différents matériaux pris séparément : voix surpitchées, refrain dance-punk braillard, boite à rythmes omniprésente et synthés bêtement sautillants, tous les éléments propices au massacre sont réunis et malgré cela la recette prend, presque inexplicablement. Un tour de force probablement non étranger au charisme et à l'interprétation de madame Boucher.


J'attendais donc de ce nouvel album, dont le titre fait référence à un concept pour le moins insolite (cette Miss Anthropocene incarnant, selon les mots de sa supposée créatrice, la déesse du réchauffement climatique, que l'on peut admirer sur la pochette en train de se servir des logiciels que les nouveaux dieux utilisent pour "éditer la simulation" - citation directe) beaucoup de bonnes choses, a priori. Le morceau paru en toute fin d'année 2018, We Appreciate Power, illustrait Grimes explorant une direction encore inédite pour la chanteuse, toujours dans cette logique de synthèse d'influences incongrues, en proposant une fusion entre musique industrielle, neo metal et l'electropop "made in Grimes". Sorte de brûlot martial aux textes transhumanistes corrosifs, ce morceau (présent en bonus track sur l'éditon deluxe) avait piqué mon intérêt, laissant présager un futur effort au sous-texte politique et anticipatif plus marqué que ses prédécesseurs. Un doux souhait se retrouvant bien mal éconduit, un an et des poussières plus tard.


Car Miss Anthropocene n'est ni le commentaire acerbe et truculent sur les évolutions technologiques que j'attendais, ni le digne successeur d'Art Angels qu'il aurait pu être. Et pourtant, l'introduction vend du rêve : So Heavy I Fell Through The Earth, atmosphérique, rêveur et introspectif, semblait annonciateur d'un album à l'esthétique electronique léchée et aux sonorités plus travaillées et approfondies.
Mais à son statut d'étendart se substituera bien vite celui d'arbre qui cache la forêt ; Darkseid enchaine en nous refaisant le coup de Scream!, avec en prime le retour de la taiwanaise Aristophanes pour un résultat proche de l'abject. Affreusement répétitif, la superposition de l'instrumentale assez passable au flow pitché de la rappeuse font passer ses quatre courtes minutes pour un interminable supplice. Delete Forever, quant à lui, reprend la formule du déjà très mièvre Belly of the Beat (qui mélangeait électropop et country) et souffre principalement de la pauvreté de sa mélodie.


Pour autant, malgré la douche froide de ces deux morceaux, ça n'est qu'à partir du single Vio-lence que mes premiers doutes commencèrent à surgir. Le morceau n'est pourtant pas spécialement mauvais : Grimes y reprend ses mimiques enfantines sur une mélodie popisante vaguement progressive en nous susurrant à l'oreille une absconte métaphore de l'exploitation de la Terre par l'homme. Rien de bien méchant donc, mais jusqu'ici, introduction mise à part, nous évoluons en territoire parfaitement maitrisé, voire vu et revu : les morceaux exploitent des idées toutes déjà rencontrées sur Art Angels, sans innovation particulière ou changement de perspective. Cet aspect se retrouve sur l'ensemble de l'album, qui sauf à de rares exceptions (comme sur l'envolée drum'n'bass du refrain de 4AEM), se contente d'émuler les recettes déjà entrevues sur son album précédent, ce qui ne serait en soi pas si problématique si la qualité de composition n'accusait pas par la même occasion une baisse générale de qualité.
Les morceaux de Miss Anthropocene manquent désespérément d'intensité et d'explosivité; même My Name Is Dark, qui fait pourtant partie des pièces les plus nobles de l'album, paraît bien sage quand on le met en relation avec le processus créatif que décrit sa génitrice en interview : supposément composé alors que l'artiste se sentait émotionnellement au plus bas et prête à tout envoyer valdinguer, il ne ressort rien de cette rage autodestructrice que l'on devine vaguement entre les paroles, tout au plus une atmosphère viciée, à moitié pervertie par le ton malicieux emprunté par Grimes sur le refrain. En résulte un morceau un peu avorté, qui prend des airs sans aller au bout de ce qu'il veut être. Impression que l'on pourrait étendre à l'album, qui semble vouloir refaire Art Angels sans prendre les risques qui lui étaient inhérents.


Miss Anthropocene, bien que plus court que ses prédécesseurs (10 morceaux pour 44 minutes de musique) n'est pour autant pas avare en singles, ces derniers étant au nombre de cinq, soit la moitié de l'album là ou Visions et Art Angels se limitaient à 2 pour chaque. Cette sélection n'a visiblement rien d'accidentel, tant les singles concentrent la majeure partie des morceaux corrects voire bons de l'album. Ajoutez à cela une édition deluxe particulièrement pauvre, constitué en tout et pour tout de We Appreciate Power et de versions alternatives intitulées "Algorithm Mix" de 4 morceaux de l'album (lesdites versions n'ayant pratiquement pas d'intérêt tant elles ne divergent que très peu de leurs homologues studio).
Cette avarice en morceaux inédits m'interpelle quelque peu, tant à l'occasion de la génèse d'Art Angels Grimes avait composé plus d'une centaine de morceaux, dont elle abandonna la majorité (certains ayant été publiés sous forme de bootlegs individuels). Couplé à l'aspect redondant de la plupart des chansons de l'album, j'ai du mal à ne pas penser que tout ceci est symptomatique d'une panne d'inspiration généralisée (spéculation totale de ma part, j'en conviens).


Malgré ce constat peu élogieux, Grimes parvient néanmoins à faire illusion en ressortant ses mimiques et en distillant ses quelques instants de grâce au gré des compositions de l'album. Miss Anthropocene est à ce titre loin d'être une catastrophe, et s'il apparaît comme relativement terne comparé à ses prédécesseurs, il ne comporte qu'assez peu de fautes de goût flagrantes (outre Darkseid, on pourra noter le gimmick mélodique au synthé particulièrement irritant de You'll miss me when I'm not around, qui n'avait bien décidément pas besoin de ça). L'album s'écoute sans perturbations ni fulgurances, sans qu'on en ressorte spécialement marqué.
Cette absence de prise de position radicale profite autant qu'elle ne nuit au résultat final, car si on passe très loin du désastre, le tout paraît tristement conservateur comparé aux efforts précédents de la talentueuse chanteuse. Reste le concept, que je n'ai que très légèrement évoqué ; si l'album se fend de timides commentaires sur l'écologisme (Vio-lence), les réseaux sociaux (My Name Is Dark) ou encore la condition moderne (New Gods), j'ai du mal à identifier à travers les paroles une cohérence dépassant la simple référence occasionnelle. Beaucoup de bruit pour rien, donc.


Comble des symboles, là ou Art Angels se concluait sur un rejet de la norme et du conformisme ("If you're looking for a dream girl - I'll never be your dream girl") et une invitation aux fans à faire le deuil de la timide interprète de Visions, Miss Anthropocene nous dit adieu sur une déclaration d'amour ("I adore you, you, you, you"). Doit-on y lire une réconciliation avec son audience, l'industrie musicale (la vie elle-même ?) ou bien volonté de satisfaire la masse, de se fondre dans le courant ? Je vous laisserai juger de vous mêmes.

Azertherion
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le 25 févr. 2020

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