Off the Wall
7.6
Off the Wall

Album de Michael Jackson (1979)

Parfois, un succès ne tient à rien et la moindre rencontre (et sa conclusion) peut à jamais bouleverser la destinée d'un artiste, sa trajectoire et par corollaire l'histoire de la musique. C'est un peu comme ça que l'on pourrait évoquer la genèse d'Off The Wall. En pleine "répétition" du "film" "The Wiz" (oui oui beaucoup de guillemets tant on est proche du foutage de gueule avec une Diana Ross qui aurait pu jouer la mère de Dorothy...mais bon l'OST rattrape tout...encore que...), voilà que l'apprenti acteur Michael Jackson prononce mal une de ses lignes. Et qui "oz" (facile) le reprendre? Le seul et unique Quincy Jones, chargé de mettre en musique le film. Cette rencontre, même si elle peut paraître anecdotique, suffira à convaincre l'avisé Michael Jackson de travailler sous la houlette de Quincy Jones.

Travailler avec cette légende est une chose, encore faut-il le convaincre et être convaincant. Tout un programme et qui aurait pu être tué dans l’œuf face à la situation de l'artiste: après avoir été les enfants chéris d'une Amérique en pleine mutation (sociale, économique, culturelle), le début des années 70 est plus chaotique pour les Jackson 5. On note ici et là une chute des ventes, la difficulté inhérente à la vie de groupe en tournée (groupies, histoire avec les groupies), la gestion du succès tant au niveau pécunier, familial que social. Mais c'est surtout la rupture avec la Motown en 1975 qui marquera le premier choc pour Michael Jackson: considérant Berry Gordy comme un second père, un mentor, le groupe quitte le label pour des différends contractuels/financiers. Double conséquence de cette séparation: l'impossibilité pour le groupe d'utiliser son nom de scène "The Jackson 5". Et surtout, le départ de Jermaine Jackson, promis à prendre du galon au sein de la Motown...& promis à Hazel Gordy, fille de. Sacré micmacs donc pour la famille (auquel on pourrait ajouter les affaires d'adultère du patriarche, de la rupture familiale de Rebbie Jackson...)! La signature chez Epic (tiens tiens)/ CBS Records ainsi que le succès de titres comme "Shake your Body" et de l'album "Destiny" sonnent comme un soulagement pour "The Jacksons" (nouveau nom du groupe) et la famille. Mais le groupe entend reconquérir le cœur des américains et sa place de leader. & si CBS/Epic accorde un peu plus de "liberté" au groupe (possibilité d'écrire des titres, intéressement plus avantageux), c'est sous la houlette de Gamble & Huff que le groupe décolle de nouveau.

Néanmoins, et comme si quelque chose s'était cassé, Michael Jackson sent ce besoin de développer un projet propre de A à Z. & tant pis/tant mieux si cela doit se conjuguer avec ses projets avec The Jacksons. Aussi, face à la détermination de son fils, Joseph Jackson (père et manager du groupe) concèdera à son fils cette "récréation", persuadé du peu de succès de cette entreprise.

Car ne nous y trompons pas: "Off The Wall" n'est pas le 1er album solo de l'artiste. On peut citer le single "Ben" (tiré du film..."Ben") ou "Got to Be There"et qui sont plus des succès relatifs voire des essais. Mais l'artiste entend bien avec "Off The Wall" lancer de la plus belle des manières sa carrière solo.

Pour cela et par le biais de Epic/CBS Records, l'artiste aura toute la latitude de choisir sa team. Fini donc les titres à seulement chanter ou imposés. Via ce projet, Michael Jackson aura pu intervenir dans toute la chaîne de création, tout le processus artistique. Aussi au moment d'évoquer la personne de Quincy Jones, inutile de dire le scepticisme entourant la maison de disque. Dans un contexte résolument disco, le souci d'orchestration et les teintes cuivrées de Quincy Jones sonnaient comme un anachronisme. Cependant, l'artiste tient bon et parvient à imposer Quincy Jones. Et même si "Off The Wall" est le début de la carrière solo de l'artiste, on note (et ce sera presque une constante dans la carrière de MJ) une présence familiale: pas intrusive mais une véritable valeur ajoutée dans le processus de création. Ce rôle sera tenu par Randy Jackson (dernier de la fratrie et "remplaçant" de Jermaine Jackson au sein de la formation), sorte de complice et petite frère créatif d'un Michael Jackson déterminé.

Se greffent à cette base, une équipe assez éclectique mais à laquelle Michael Jackson restera fidèle: Louis Johnson, Greg Phillinganes (sacrément en avance avec ses synthés), Steve Porcaro (véritable précurseur en matière de programmation audio), Bruce Swedien et Paulinho da Costa. Mais s'il fallait encore une preuve que le succès d'un opus ne tient à rien, il faudrait s'attarder sur Rod Temperton. Membre du groupe britannique Heatwave (en répondant...à une annonce), la mélodie catchy de "Boogie Nights" aura attirée l'attention du binôme et de Bruce Swedien. Prévu seulement pour des essais, puis sur un titre, Rod Temperton parviendra à apposer sa patte sur 3 titres et prolongera sa collaboration sur "Thriller". A ce titre, la sororité entre "Boogie Nights" et "Off The Wall" est plus que flagrante et bénéficie de la touche funky/cuivrée de Quincy Jones.

& c'est ce qui, à mon sens, rend cet album remarquable. Cet amalgame quasi-improbable, assez hétéroclite (tant dans les influences que dans les personnes ayant travaillé sur le projet) qui accouche d'un son rythmé, presque désuet mais diablement efficace. La puissance des bass, ces emprunts au jazz, au disco, au funk et presque bossa nova (notamment dans les percussions), une construction de mélodies un poil académique mais pas gnangnan et le souci de choses simples expliquent le succès d'Off The Wall.

"Off The Wall" marquera le début de la carrière solo de Michael Jackson mais aussi son début d'histoire d'amour avec les chiffres: au succès d'estime et de la critique, on peut y ajouter les 20 M de copies vendues et chose encore plus remarquable, la performance inédite de placer 4 titres d'un même album dans le top 10 du Billboard. Le tout en poursuivant l'enregistrement du prochain album avec ses frères "Triumph".

"Off The Wall" signifie aussi l'entrée de Michael Jackson parmi les artistes qui comptent. Si on lui reconnaît une puissance vocale et émotionnelle indéniable (cf l'émotion du titre "She's out of my life"), cet album l'installera comme un artiste à part entière et non comme seul membre d'un groupe. C'est ce que remarquera Suzuki en associant son titre "Don't Stop 'Til Get Enough" et sa frimousse dans un spot pub vantant son scooter. C'est aussi la fin d’une époque, celle d’une certaine fragilité, candeur. Là où on sent "Thriller" comme étant un savant calcul, une sorte de frappe musicale chirurgicale, l'impression qui se dégage de cet album est que l’artiste s’éclate et laisse libre court à ses envies, à son inimitable falsetto. Cette rupture est d'autant plus marquée si l'on se fie à sa personnalité: plus affirmé, plus directif, Michael Jackson donne l'impression de savoir ce qu'il veut et entend gérer sa carrière, son business de manière avisée. Marqué (à jamais?) par une figure paternelle trop autoritaire, trop cynique, il entend se détacher de cette ombre trop intrusive. Pour cela (et comme un "pacte" passé avec ses frères), il n'hésitera pas à "effacer" toute trace/symbole pouvant rappeler de près ou de loin son père: c'est ainsi qu'il effectuera...sa 1ère rhinoplastie. Preuve encore de ce manque d'assurance/mal-être, la réédition de l'album "Off The Wall", qui verra sa jaquette modifiée (de la célèbre pose avec smoking/noeud papillon, on passera à...un plan sur ses mocassins). L'album sera toujours mésestimé, méprisé (de même que "Thriller") et ne bénéficiera jamais de l'approbation paternelle, ce dernier voyant dans "Off The Wall", une forme de défiance et d'abandon du groupe familial.

A ce manque de considération, on pourrait y ajouter une certaine forme de dédain professionnel: seulement 1 Grammy Award pour sa performance vocale sur le single "Don't Stop 'Til Get Enough". C'est peu, trop peu pour l'artiste et le producteur. Si les chiffres de vente sont bons, les retombées satisfaisantes, ce manque de considération par ses pairs, irritera l'artiste, convaincu d'être victime d'une injustice. & c'est ce sentiment, cette impuissance qui servira de moteur à l'artiste, convaincu qu'il peut, qu'il doit et qu'il fera mieux pour le prochain opus. Cette obsession de l'excellence, de faire l'unanimité poussera le duo à repousser les limites de la création en façonnant presque 4 ans plus tard (et un remixage complet de l'ensemble des pistes)..."Thriller"...

De fait, "Off The Wall" manque, à mon sens, de considération. Si "Thriller" finit de consacrer l'artiste et peut être considéré comme LA masterpiece du duo Jones/Jackson, on oublie trop souvent l'apport d'Off The Wall dans sa discographie. Cette "récréation" (ou re-création) artistique mettra en exergue la créativité de l'artiste et sa musicalité. Bien sûr "Off The Wall" a des défauts que corrigera par la suite le binôme: ambiance funky/jazzy trop prononcée voire excluante, tâtonnement entre musique grand public et auditeur averti ce qui expliquent aussi la méconnaissance/le désintérêt de certains (la plupart?) fans vis-à-vis de l'opus. Les titres "Burn This Disco Out", "I Can't Help It" (écrit par Stevie Wonder) ou "Rock With You" soulignent cette quasi-schizophrénie. Mais c'est ce qui donne encore plus de saveur à cet album: une maturité surprenante pour un premier opus, un souci de tous les instants pour faire s'entremêler percussion et mélodie (cf la démo de "Workin' Day and Night" et sa version définitive, véritable preuve de cette soif de précision musicale) mais avec cette impression de liberté presque brouillonne dans le résultat.

"Off The Wall" est le véritable acte fondateur de la carrière solo de Michael Jackson. Conscient des enjeux inhérents à ce projet (début et pérennisation d'une carrière solo, détachement et affranchissement de la figure paternelle), "Off The Wall" est un peu le "all-in" de Michael Jackson: une bouffée d'oxygène musicale tant pour ses auditeurs que pour l'artiste, un coup d'essai rondement mené et transformé haut la main et l'apparition en filigrane d'une nécessaire séparation d'avec son groupe de toujours et de sa famille pour laisser le libre champ à sa créativité. Cet album vient sonner, peu ou prou, le glas de l'aventure "Jackson 5", mettre en exergue la solidité de façade du clan Jackson (jalousie face au succès, frein/pression de la famille sur Michael Jackson afin de calmer ses ardeurs) et mettre un peu plus en lumière le talent indéniable de Michael Jackson.
RaZom
7
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le 21 juil. 2014

Modifiée

le 22 juil. 2014

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RaZom

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