Persona
6.7
Persona

Album de Bertrand Belin (2019)

De la campagne des Hypernuits à la froideur marmoréenne de villes

La musique portait des brins de paille. Elle porte maintenant ses riblons. On est passé de la souche et ses chicots aux blessures de la ferraille et du ciment. Les sétons efflanqués frappant les gousses de chair sont les mêmes, mais les éléments ont changé. Avant les violons, les acoustiques, les dynamiques du bois courbé répondant au frottis de l’archet, du marteau sur les trois cordes d’une note de piano, étouffé. Maintenant, des choses nouvelles. Mais avec une équanimité. Sous les faîtes de tuiles, les synthétiseurs prennent des rôles de basse, d’altos, de ténors. Des déflagrations de Korg comme solive maîtresse de l’architecture, mais aussi comme bibelot, brimborion, comme brindille.


Bertrand Belin aussi. Il s’est un peu écarté, plus ou moins méthodiquement, de tout ça. Les vestes sont moins relâches, plus propres, plus « juste au corps ». Les cheveux raides sont redressés, plus autant sous-bois, plus autant en friche. Il a pris de la hauteur : sous les années fugitives, l’homme à la tête rapace a pris un air d’aigle altier. Il est suivi, il n’est plus boudé maintenant par la presse. Le public le cherche, le trouve. Un peu glorieux même, sur la pochette, rien que ça. La figure grisée, d’un élégant noir et blanc, gominé donc, pommadé quoi, un peu revêche, un peu poseur. Presque sur ses gardes, il donne donc de sa personne. Ou au moins sa Persona, qui est parfois masque, parfois marque du sous-sol, de ce qu’on cache en-dessous. Comme toise, toutes les couleurs : frise irisée, tout le spectre, tout en égalité, étalé là.


Est-ce qu’il écrivait au papier avant ? Est-ce qu’il écrit directement à l’ordinateur maintenant ? Pour faire ses mots qui s’échappent un peu à eux-mêmes, qui coulent de la bouche, seuls ? Bertrand Belin serait-il son propre prote, responsable de sa propre traduction de ses anciennes obsessions (de chaleurs, de paysages, de gens des forêts) vers des obsessions similaires mais urbaines. N’avait-il pas toujours été de la ville, l’enfançon ? Toujours est-il qu’il décide de nous y amener, nous y accompagner, en ville.


Et là, il nous y fera entrer en douceur.



Paris s’éveille



Les mots sont tombés : petit à petit, un matin, l’oiseau, son bec. Son bec. Par le truchement des phrasés, des musiques enrobées, on est guidé par Belin, qui nous montre ses ciels embrasés, ses espaces de jeux. On est guidé, plutôt glissé : peu de vraies explications, des réserves dans les phrases qui tombent comme des couperets mous, un peu lascives, qui frappent pourtant. Peu, peu pour dessiner un cadre, une idée, une atmosphère : comme s’obstinait Jason Molina à réduire, réduire les mots sur le terrible Ghost Tropic, ou comme Dominique A sait traduire en peu de mots un tout (« C’est un vieux pavillon au milieu d’une impasse, il n’y est pas venu depuis quelques années » - et tout est dit, sur Manset), Bertrand Belin retrouve son habileté à la discrétion poétique. Les petites phrases aux points qui arrivent dès le début. Presque sans respiration dedans. La respiration vient entre le point et la prochaine phrase, le prochain mot il faudrait dire.


« Un point rouge. Dans la nuit. C’est une clope. », et la rondeur des accords balbutiés simplement, d’une batterie toujours comme avant, alors que les percées électroniques viennent donner le change, les trouées du ciel (le refrain sur De corps et d’esprit).


On s’y permet même alors quelques enjambées, quelques étirements, quelques surprises : les étincellements qui marquent le plus beau morceau de l’architecture, Choses Nouvelles et le motif simple, obsédant, qui finit par évoluer à un détour, porter plus largement des rémiges qu’on aurait cru atrophiés, réduits aussi. Tout est jeté en pâture, nous restent des braises roussies, et tout vient petit à petit irradier. Les mélodies étouffées sont des petits corps qu’animent Bertrand Belin, sa main de grand guide pointant les détails à saisir. Presque une toile impressionniste, où la forme totale se réduit juste aux empreintes, aux floquements. Et loin de la route très droite qu’on peut penser avoir, à suivre des itinéraires adoucis, Bertrand va aux méandres, au « mal gaulé », aux anomalies mal circonscrites.



Une fuite nouvelle



De là, de ces tréfonds qu’on saisit, aucun décontenancement : car il y a toujours le flegme, peut-être même la moquerie sourde, le paisible. Certes il y a l’anomalie, mais avec la saveur sucrée, jamais trop amère. Il y a heureusement encore la fuite devant l’évidence, le surplus magnifique des instruments surnuméraires, sans la rigidité. Les règles sont peut-être les mêmes, les outils ont changé, les itinéraires aussi. Les murs en crépis comme de l’écorce. Et puis la voix se détache et nous emmène : elle expose les vieilles scènes, parfois sans ses mots (l’instrumentale Vertical), parfois avec tout l’entrain d’une exposition un peu trop marquée, mais finalement on se rassérène. Non, non, non on n’est pas crispé, troublé, menacé. La marche allante, le bonhomme et le nez, il rappelle les oiseaux dans un drôle d’Opéra. Il y a quelque chose de pas si loin de certaines choses plus réduites de Nick Cave là-dedans, finalement, en moins méchantes. Car finalement, tout le spectre des couleurs réuni, ça ne fait jamais que du blanc. Ou du noir, selon qu’on regarde. On a navigué dans bien des nuances, et on est pourtant resté sage. Simplicité du rang, simplicité des émerveillements naïfs devant bien des choses que tout le monde vit. La fuite nouvelle offre de nouvelles règles, et des places supplémentaires pour rejoindre la promenade souple du Bertrand. Il marche, il marche, le Bertrand, et puis il conte toujours un peu blasé.


Il sait déjà.


Il a la chaleur, et le rouge dans la voix, après tout.

Rainure

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3

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