Poison Season
6.9
Poison Season

Album de Destroyer (2015)

Suivre une rose, où qu'elle pousse, tomber amoureux, même à Times Square.

Texte originellement paru ici


À la fin de l’été, Dan Bejar et son groupe Destroyer revenaient avec un dixième album studio intitulé « Poison Season » ; un disque d’une grâce et d’une élégance inouïes, où l’alchimie entre le timbre particulier de Bejar et les arrangements complexes des morceaux fait merveille.


Dixième album de Destroyer, articulé en trois mouvements autour des trois parties de la chanson « Times Square : Poison Season », respectivement placées en ouverture, milieu et clôture de disque. « Poison Season » est un voyage urbain feutré où le fourmillement instrumental, d’une inventivité constante assortie d’une minutie dans la production sonore, ne prend jamais le pas sur des textes extraordinairement littéraires et poétiques, que Bejar nous dévoile avec douceur et intimité. Sur « Dream Lover », premier single révélé fin mai et l’une des pistes les plus énergiques de l’album, les cuivres enjoués nous promènent dans une virée nocturne au cœur de la ville – sûrement New York – avec deux amants d’un soir qui sont rattrapés par le lever du soleil.


Les deux autres singles, « Girl in a Sling » et « Times Square », dénotent le versant le plus intime et caressant du disque. La première démarre sur un bruit de fond incertain sur lequel vient se poser le timbre fragile et voilé de Bejar qui brode une mélodie d’équilibriste accompagnée de quelques notes de piano. Puis viennent les cordes et les vents, par couches successives et subtiles, créant peu à peu ce mur du son caractéristique, nécessaire contrepoint à la fragilité de storyteller du chanteur. « Times Square », deuxième du nom sur l’album, reprend le thème principal de la suite, mais sur des arrangements pour guitare et saxophone plus jazzy et chaloupés, tandis que le texte reste sensiblement le même. Partant de la description d’un graffiti évoquant Jésus, la chanson se meut, sur son refrain suspendu, en déclaration d’amour à New York via son emblématique Times Square. Étant donné que le disque est construit autour de cette déclinaison de morceaux, et que les chansons se font écho les unes aux autres – « Forces From Above » est citée dans la suite principal, par exemple – on comprend assez rapidement que la cohérence instrumentale du disque sert également un propos très élaboré, et que nous avons en quelque sorte affaire à un concept album qui nous parle d’amour, de nuit et de ville. New York n’est pas la seule métropole à faire l’objet d’une chanson, puisque « Bangkok » est le prétexte à une rêverie de plus d’amants qui se racontent leurs voyages exotiques, sur fond de ballade au piano.


Les deux atouts de cet album sont, on l’a dit, la voix de Bejar et les arrangements orchestraux. Mais c’est grâce à un travail de mixage vraiment subtil que cette alchimie est possible. Sur « Forces From Above », les chuchotements du chanteur nous parviennent comme s’il se tenait vraiment derrière nous afin de nous murmurer à l’oreille, tandis que la composition s’orne de percussions pour accompagner le jeu de cordes staccato et les bruits d’ambiance évoquant une atmosphère toujours aussi urbaine et nocturne. « Bangkok » étoffe peu à peu sa structure de ballade traditionnelle en donnant de plus en plus d’importance aux cuivres, qui débordent presque vers la dissonance sur la fin du titre, très dramatique. Si la diction reste continuellement étudiée, calme mais théâtrale, la musique est toujours le relais expressif de la force poétique des mots, en un perpétuel mouvement de ressac qui alterne phases intimistes et explosions de beauté. Deux types de chansons dominent l’album : celles conduites par un piano, et celles où les cordes prennent le dessus, tandis que les cuivres sont, eux, omniprésents. Toutefois, quelques titres échappent à ce modèle, comme « Times Square » où c’est la guitare qui conduit le groupe, tandis que sur la très bien sentie et jazzy « Archer on the Beach », c’est un gimmick de basse au groove pénétrant qui donne le change, sur fond de divagations de saxophone. Ce même saxophone qui envoie de façon tonitruante le très enjoué et presque jazz-rock « Midnight Meets the Rain ».


En définitive, sur ce dixième album particulièrement étoffé d’un point de vue instrumental, Destroyer nous emmène dans un voyage essentiellement nocturne ou crépusculaire à travers la ville moderne, pour treize tableaux en trois panneaux et autant de scènes d’amour quotidiennes au milieu du trafic, des gratte-ciel et des enseignes au néon new-yorkaises. D’inspiration volontiers jazz, le LP est un grand disque de pop sophistiquée et savamment construite autour de la voix caractéristique de son chanteur, Dan Bejar. À écouter de préférence dans la pénombre et au casque pour en apprécier toutes les subtilités.

Créée

le 14 nov. 2015

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Krokodebil

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