Jamais le folk n'a connu de musique plus organique que celle de Leonard Cohen sur son premier album. C'est un cœur qui palpite, un écosystème qui s'épanouit, une cathédrale qui fait scintiller ses beautés au regard du voyageur hagard. Oui, une cathédrale. Tant l'écho du disque est profond, grave, mystique, on dirait que c'est dans un tel lieu qu'il a été enregistré.


Une guitare, une voix, accordées en une symbiose des plus alchimiques. Et après ? De l'orgue, une flûte, une seconde voix, divers instruments venus de l'Est. Le tout fragile, prodigieux, éphémère. Bien plus qu'un album de folk, c'est de l'art à l'état pur, au sens de sublime. Même si vous enlevez quelque chose, ça restera désespérément beau, parce que la beauté est substantielle et on ne peut modifier une substance.


Quand il enregistre son disque, Leonard n'a que 33 ans, et déjà la sagesse d'un octogénaire sur qui la vie a laissé ses odeurs de rose et ses brûlures. Est-ce remarquable, est-ce tragique ? Certes, l'abandon et la mélancolie nous happent, et l'on se demande avec inquiétude ce qui a pu arriver dans la vie de ce Monsieur. Cependant, l'album agit comme une catharsis et porte l'espoir dans les moments les moins frivoles. Le Canadien respire, le Canadien nous parle, et même parfois le Canadien sourit.


Regardez-le, sur la pochette, ce regard pénétrant qui exprime tout sans rien énoncer. Teinte sépia, costar bien ajusté, visage austère. Et si, derrière son masque, il cherchait à nous dire : "je suis libre" ? L'humain, d'après Kant, agit suivant une causalité libre qui transcende les lois naturelles. Avec Leonard Cohen, l'humain atteint son plus haut degré de liberté, à savoir l'accomplissement artistique. Qu'elles soient vocales ou de guitare, les cordes vibrent grâce à l'air, elles sont donc portées par la nature. Leonard fait chanter l'atmosphère.


La sobriété du disque, par d’infinies divisions cellulaires, devient une luxuriance totalisante et universelle. Dix titres, ou plutôt cent, car il faut une vie pour découvrir toutes leurs facettes. Pas une ardeur, une crispation, un atermoiement du cœur, qui ne soit exprimé à un moment ou à un autre. Les chansons remuent notre âme dans leur humeur et dans leurs textes. Saviez-vous qu’avant 1967, Leonard était connu depuis dix ans pour ses poèmes ? Qu’il nous parle d’amour, de Jésus ou d’esquimaux, il sait trouver les mots.


Tel un sermon salvateur, la voix grave et fredonnante de Leonard Cohen pourrait presque donner la foi aux plus mécréants. Foi en un Dieu qui ne s’empresse pas de se montrer dans un monde blessé par des déchirures, foi dans un Amour qui souvent finit en rupture, foi en l’Humanité qui est capable de briser les chaînes qui la retiennent. Foi dans l’Art, enfin, comme transcendance et mise à distance de quotidiens houleux. Minuscule point au milieu du globe, Leonard Cohen cherche éperdument à donner un sens au vacarme ambiant.


On se souvient de l’année 1967 comme celle de la date de sortie du Sgt. Pepper Lonely Hearts Club Band des Beatles. De l’autre côté de l’Atlantique, un voyageur solitaire n’en a que faire des prétentions d’un psychédélisme ostentatoire, et cherche le Beau dans le dépouillement et l’authenticité. Cinquante ans plus tard, les chansons de Leonard Cohen s'expriment dans une magie toujours aussi puissante.

Créée

le 19 mars 2016

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