Écouter Les Derniers Jedi, c’est se souvenir et oublier. Se rappeler, dans un premier temps, de l’héritage de toute une saga vieille de quarante ans, avec ce qu’elle comporte de révélations et de contradictions. Ce passé encombrant ne semble pourtant pas peser sur la nouvelle bande originale de John Williams ; il permet au contraire des emprunts réguliers aux anciennes partitions – qu’ils proviennent de la première trilogie ou de la prélogie par ailleurs. Conséquemment, les thèmes de toujours résonnent une fois de plus tandis que ceux du Réveil de la Force se présentent avec faiblesse – quand ils ne préfèrent pas décamper. D’autres, encore, délaissés depuis longtemps, annoncent leur retour. Et qu’importe qu’il y ait peu de nouveaux thèmes ! Les compositions de la prélogie n’en avaient nullement besoin pour exprimer une multitude d’émotions. De plus, les mélodies, malgré leur richesse technique et artistique, ne peuvent suffire pour complimenter la musique de la saga Star Wars. Pour le dire autrement, John Williams ne doit pas uniquement mon admiration, sinon ma passion, pour ses talents thématiques. Ainsi, l’ampleur de son orchestration, son sens inégalé du rythme et sa constante volonté de faire varier son vocabulaire philharmonique sont autant de qualités à retrouver dans chacune des bandes originales de l’Odyssée galactique. Aussi Les Derniers Jedi poursuit de bon cœur la symphonie. Après s’être remémoré des décennies de délices et de surprises, tant cinématographiques que symphoniques, il faut de suite faire le deuil des plaisirs de jadis pour accepter, et surtout apprécier, la singularité de la bande originale du huitième épisode. L’on se situe donc à la fois dans la continuité du Réveil de la Force – l’orchestre et le studio d’enregistrement ne changent pas – et également dans une rupture brute vis-à-vis de la mystérieuse et authentique féerie du septième opus. Un certain désenchantement mêlé d’une noirceur redoutable, inconnue jusqu’alors, teinte les notes continuellement précises de John Williams. Assurément, comme les précédentes, la partition des Derniers Jedi reste une bande originale dont les particularités se découvrent à chaque écoute. Certainement moins évidente que toutes les autres compositions, ce qui renforce par conséquent son caractère unique, elle n’en reste pas moins innovante.



Trois leçons :



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Trois trilogies. Trois identités musicales distinctes et complémentaires. Leçon 1. Cette nouvelle bande originale devrait, naturellement, soutenir les travaux inachevés du Réveil de la Force, et c’est ce qu’elle réalise justement tout d’abord. La première piste à commenter ne dépayse certainement pas l’auditeur dans la reprise des thèmes du précédent opus, bien qu’elle sacrifie, comme tous les morceaux de cette partition, leur fulgurante progression dans le récit musical. Ahch-To Island nous ramène sur cette île aussi belle, par la majesté de ses courbes franches, que repoussante, par l’odeur imaginée de la mer qui dépose son écume sur les rochers. Rappelant le souvenir mystique de la fin du Réveil de la Force, John Williams cite le fabuleux thème qui s’y déploie crescendo. Au lieu d’utiliser un glockenspiel pour marquer les temps, et, par la même occasion, pour inscrire chaque pied déposé sur chacune des marches de cette île, le compositeur l’explore maintenant avec une flûte énigmatique. La grave caresse des violoncelles, de même que l’acclamation forte des trombones, installent la splendeur et l’éclat de ce chant aux trompettes. Bientôt, il s’estompe, déboussolé par l’atonalité de l’orchestre, et plus spécifiquement des violons et des bois. Les notes, balancées sans cohérence manifeste, déboulent crescendo. Une perturbation dans la Force se ressent, non pas, dans son équilibre, mais dans le fait qu’elle soit oubliée par l’un de ses plus illustres manipulateurs, Luke Skywalker. La maigre citation aux cors du thème de la Force prend l’apparence d’une bête tristesse qui se cache de la honte du passé. Les arpèges du thème de Luke, celui qui personnifie son existence retranchée sur Ahch-To, se diffusent alors timidement, alors que le thème de Rey se hâte pour contrer ce maléfice, terrible reflet d’une désillusion immédiate. Le rythme, qui s’accélérait jusqu’à maintenant, trouve une assurance certaine tout en haut des nuances, surplombant les élégantes et monstrueuses formes de cette terre surgie des eaux. Ainsi donc, le pantouflard thème de Luke, créé pour cet épisode, traîne ses mesures entre des blanches et des croches. Ce dernier se compose de deux mouvements, l’un précédemment décrit et qui transpose la mélodie, l’autre, exclamé par la sécheresse des cuivres qui couvre l’âme horrifiée du Jedi, pique méchamment les oreilles par l’intermédiaire des triolets et des doubles-croches. Pareillement, dans le début de Old Friends, le thème de la Force se cache, là encore, sous le tapis des accompagnements. Le jovial thème principal, celui de Luke, de prime abord, salue l’heureuse rencontre entre le fils d’Anakin et de Padmé et R2D2. Ce dernier lui rappelle Leia, autre déesse de la galaxie, et dont le thème s’exécute sur le tremolo des violons. De son côté, le thème de Rey est amputé de tous ses mouvements, immobilisé dans l’inconnu et l’attente, lorsqu’il fait la rencontre avec le malicieux premier thème de Kylo Ren. L’étrangeté disparaît soudainement quand la sarabande de Luke surgit, particulièrement enchantée de voir ses notes flotter, tandis que les multiples ostinato ne sont pas sans rappeler la singularité de la bande originale de L’Attaque des Clones. C’est, en effet, dans l’abîme que tant de choses restent tues, muettes.


Leçon 2. Le rappel des thèmes qui concluent le précédent long-métrage déroute, accable, parfois, parce que le lyrisme du Réveil de la Force, et sa poésie plus que magnifique, ne semble pas s’échouer sur l’île des premiers Jedi. Ne pas entendre complètement le thème de Rey, ce mélange gracieux de rythme et de mélodie, de nuances piano et forte, apparaît comme une nouvelle épreuve pour l’auditeur. C’est la leçon initiale à inhaler. Quant à Rey, elle se confronte, elle-aussi, à la Lesson One. Dans ce morceau, le genre comique du début de l’apprentissage ne trouve aucun écho, car la musique de John Williams ne conte que les heures sombres des Derniers Jedi. L’introduction charmante à la flûte traversière traverse ensuite les deux premières phrases du thème mélodique de Rey, identifiant la même naïveté mélancolique qu’elle porte lors de sa présentation cinématographique dans Le Réveil de la Force. Le trombone répète plus sérieusement la seconde phrase du poème ; la patience des violons tremolo encourage le thème de la Force à s’afficher, conjointement avec le thème de Rey, tels qu’ils s’accouplent dans The Jedi Steps And Finale pour faire naître l’équilibre. Or, l’inexpérience, la colère, le désir de la connaissance foudroie l’apprentie. Quand l’espoir cède sa place à l’instable incertitude, la musique de John Williams s’assombrit, se noircit et toutes les cordes frémissent la valse ternaire du compositeur. De même, les clés mineures se métamorphosent, de Fa en Sol, au sous-sol de la terreur autrefois perçue par Luke et qui s’exprime par le terrible ostinato aux hauteurs épouvantables. L’interminable crescendo alourdit le souvenir du maître déchu. Finalement, cette quête du savoir est en réalité une quête de l’identité pour Rey, autrement dit, une recherche de sa parenté dans l’héritage de l’univers starwarsien. Who Are You explore les abysses de la personnalité de la jeune héroïne et ainsi John Williams décortique son thème, voire, le dissèque, pour mieux trouver les fondements de son existence, de la même manière qu’il charcutait la tonalité dans L’Empire Contre-Attaque, ou rendait hommage au minimalisme dans L’Attaque des Clones. C’est réellement dans ces deux précédentes bandes originales, ces intermédiaires cinématographiques et musicaux, que John Williams puise le plus. Dans Who Are You, les violons grincent, et le bois de ces instruments fait entendre ses craquements, le bruit sourd de ses ossements, c’est-à-dire sa chair, rappelant dès lors les origines inconnues de Rey. L’étrange clarinette se faufile entre les crescendo et les vagues atonales tandis que le basson, à l’allure austère et repoussante, comme le vieux Luke, murmure sa désolation. Soudain, la fanfare des rebelles surgit au milieu des doubles-croches des cordes, et une seule phrase du thème principal suffit pour le faire trôner au-dessus de tous. Pas assez, toutefois, pour contrer les pouvoirs de Kylo Ren, dont le thème, assuré et élégant sur une clé avoisinante, éclipse tout espoir.


Leçon 3. Il n’est pas seulement question de découvrir la vérité ; il faut aussi s’interroger sur les manières de l’accaparer. John Williams expose, dans la bande originale des Derniers Jedi, deux façons de procéder. La première, la plus simple, puisque la plus accessible et la plus désirable, s’écoute dans The Cave – morceau qui rappelle inévitablement Mynock Cave. La régularité rythmique de la harpe reflète perversement la montée des marches d’Ahch-To, à la différence que Rey ne grimpe plus, elle ne fait que descendre. La piano miroite, en balançant quelques accords quelconques à hauteur très basse, l’humidité mortifère de la grotte souterraine. Alors le basson invoque les ostinato des altos pour le combler, et en cherchant la facilité, comme Rey, il demeure bloqué dans le non-reconnaissable, car les thèmes s’absentent en ces lieux néfastes. Prise dans ce néant musical, ce chaos orchestral, la flûte piano entame un solo prodigieux, tout autant qu’alarmant, témoignant de la lourde solitude que supporte Rey depuis ses plus lointains souvenirs. Or, non plus masquée, la clarinette, autrement dit, Ben Solo, propose aussi un chant solitaire. La solitude n’est comprise qu’une fois partagée ; elle s’oublie ensuite de ce fait. Après quoi, l’élégie des violons annonce le retour du thème de Rey, certes, fragile et inconstant, mais bel et bien présent : la scène de la cave aura au moins consolé un abandon ignoré. Cependant, l’unique moyen d’acquérir le savoir s’enseigne par les voies de la sagesse et de l’écoute, ce que propage justement The Sacred Jedi Texts. De son long sommeil, le thème de la Force, aux cors, se réveille puis se rendort constamment depuis le septième épisode. Sans cesse, il semble être interrompu, comme le thème de Rey dans cet opus. L’espiègle Yoda en profite donc pour s’émanciper, son thème demeurant inchangé. Ce dernier conquiert facilement l’orchestre qui défend sa sérénité alors que le thème de la Force, comme un coup de foudre, flamboie l’arbre sacré avec des trompettes forte. Le roulement des timbales propulse Luke en arrière ; celui-ci pleure la perte de ces livres authentiques avec des violons legato. Le retour du thème de la Force, cette fois aux cors, reste triomphant. Les Derniers Jedi prône l’iconoclasme ; les idoles ne sont plus vénérées et c’est l’essence même des choses, à travers la Force, qui doit être célébrée. Un sabre-laser balancé, puis brisé, et des textes divinisés prétendus brûlés, en voilà des exemples. Le choix est contestable. Il n’en demeure pas moins que le thème de Yoda efface les tempêtes nocturnes sur Ahch-To ; ces violons baladeurs accompagnent les cors bienheureux, de la même manière que le plus illustre des Jedi soutient, une fois de plus, son apprenti. C’est à lui que s’adresse la dernière leçon, à Luke, affrontant ses échecs, et les quelques notes pincées à la harpe le rallient à la cause des vainqueurs et des battants.



La fuite des résistants :



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Avec l’ouverture des Derniers Jedi, cette bande originale se rapproche fortement des enregistrements effectués avec le London Symphony Orchestra, alors que celle du Réveil de la Force souleva des critiques à ce propos. L’introduction du septième opus asséchait clairement la composition tandis que, pour Main Title and Escape, il s’agit, heureusement, du contraire, tant la fougue des premiers jours s’approprie désormais l’orchestre de Los Angeles. Les cuivres ne menacent plus le reste de la symphonie ; à l’inverse les timbales et les cymbales festoient dans la joie car, de nouveau, ce début de chapitre musical est différent : il agrandit toutes les percussions, et, ainsi, John Williams installe le climat guerrier de cet épisode. Comme il est étrange d’entendre le piccolo d’Un Nouvel Espoir effectuer la transition qui mènera à la bataille entre la Résistance et le Premier Ordre ! Il signale, d’une certaine façon, le déséquilibre des forces en présence. C’est, ensuite, avec violence que les timbales trimbalent l’ostinato rythmique des trompettes. Le roulement de ces percussions prend dès lors l’habitude d’annoncer l’arrivée du thème de Kylo Ren – celui indépendant de la marche impériale – que les seules trombones recrachent. Par ailleurs, sa ruse et sa perversité s’expriment, avec outrecuidance, dans le troisième mouvement de son thème aux violoncelles. Chaque famille d’instruments, des cordes aux bois, s’excitent par la suite, alors que la fanfare des rebelles, toujours aussi rayonnante fortissimo, cadence la chevauchée des violons sur leurs triples-croches. Le voilà, donc, le fabuleux et irrévérencieux thème de Poe, qui esquive ses notes comme il se moque de ses adversaires. Les notes les plus hautes sont, ici, accentuées. Toutefois, au cœur de la bande originale des Derniers Jedi, la marche de la Résistance devient hégémonique – de la même manière que la marche impériale l’était pour L’Empire Contre-Attaque. Le chant des militants se protège maintenant avec plusieurs motifs, dont un, à la quatrième minute, magnifique aux cuivres, et qui se propage à travers les octaves. A chaque hauteur, un instrument consolide l’offensive de Poe et ses alliés. La flûte et le piccolo tournoient dans ce vacarme, rythmiquement splendide, et les percussions martèlent la partition avec exubérance. Aucune place pour les nuances faibles ! La force, et toujours la Force ! Maigrement, le thème de Finn naît puis meurt aussitôt. Un autre motif, encore aux cuivres, s’ajoute à cette marche couverte par les tambours en contre-temps. Aussi, cette succession de mouvements qui renforce les rangs de la Résistance devient plus que nécessaire quand les troupes de la lumière perdent leurs effectifs. Puis, le rythme ralentit, un ostinato écartent ses notes entre divers hauteurs. La bataille des héros se termine par une victoire in extremis de la Résistance largement affaiblie. On croirait distinguer la prélogie musicale dans le dernier ostinato des cordes ; la Force troublée n’étant pas bien loin.


Les plus courageux sont ici les plus courageuses, et parmi elles, la robuste et vaillante Rose fait son apparition dans l’ode intergalactique de John Williams grâce au morceau Fun with Finn & Rose. Le thème de Rose se rapproche du thème de la Force : seul le Fa♭ de ce dernier devient un Fa pour les six premières notes du motif de la jeune insoumise. Il rejoint également les trois premières notes du thème d’Anakin dans La Menace Fantôme : La♭, Ré♭ et Mi♭. Bref, Rose et Anakin enfant interprètent positivement la Force, en mode majeur, comme le souligne Soundtrax, tandis que la flûte s’accouple avec le cor anglais pour diffuser cette douce candeur. Rythmiquement, les mouvements diffèrent, mais, globalement, le thème de Rose contient la même innocence et la même détermination que le thème de Sophie dans Le Bon Gros Géant. Cela se diffuse sur toute la piste quand le second mouvement de March Of The Resistance danse sur les cordes des violons conquérants. Dès lors, la flûte chaleureuse souffle le premier mouvement, et les violons continuent ce banquet de la lutte contre le mal. John Williams ne pensait certainement pas référencer le thème de Jyn Erso dans ce morceau ; il le fait pourtant en imitant les quelques premières notes involontairement. L’union de la clarinette avec le cor anglais aboutit à la reconnaissance du thème de Leia, lui aussi donnant de la vigueur aux troupes de la Résistance. Globalement, les deux thèmes principaux des Derniers Jedi sont magnifiquement repris en concert dans The Rebellion is Reborn. Sans revenir en détails sur le thème de Rose, il faut toutefois retenir que les instruments philharmoniques se le partagent gaiement, et les liaisons entre les bois et les cordes legato établissent des ponts remarquables entre le premier et le second mouvement de celui-ci. Il lui arrive d’être sévèrement coupé par l’aigreur de la nouvelle fanfare de Luke, reclus sur son île poissonneuse. Effectivement, le premier mouvement de celle-ci klaxonne aux trombones, avant d’être interrompu par le thème de Rose. Tout compte fait, cette désinvolture ne plaît pas au vieux Luke, il le fait savoir en proclamant, cette fois-ci, les deux mouvements de son thème inédit. Harmoniquement, le deuxième motif, telle une sarabande, épouse les formes du second motif du thème de Rey, celui joué en accords au célesta. Une version désenchantée, par conséquent, qui transforme un océan d’espoir en une marée de désespoir. La fanfare reprend, confortée au sein des trompettes et des flûtes qui tournent le dos aux affrontements spatiaux, mais se heurte à la vigilance du thème de Rose. De plus bel, la fanfare balance fortissimo ses notes, ce qui ne parvient pas à endormir le refrain de la révoltée. Tout au contraire, ce dernier retentit, lui-aussi, fortissimo, et annonce la renaissance définitive de la rébellion.


John Williams n’a de cesse de puiser dans les ressources musicales starwarsiennes tout en proposant un travail singulier. Sur Ahch-To, les références symphoniques tendaient clairement vers les bandes originales de L’Attaque des Clones et de L’Empire Contre-Attaque, toutes les deux situées dans cet intermédiaire de la composition philharmonique et, aussi, cinématographique. Elles installaient un climat d’incertitude quant à l’avenir de la galaxie. Sur Canto Bight, autre point stellaire, en revanche, les influences reprennent directement les apports musicaux d’Un Nouvel Espoir, tout d’abord, puis de La Revanche des Sith concernant le rythme. Dès les prémices de Canto Bight, le compositeur affiche la particularité de cette citadelle, et la musique se pare d’un piètre manteau de gloire et de triomphe nullement mérités. C’est en ce sens que les cloches retentissent et que les trompettes frémissent afin de pavaner ces dames et ces messieurs couverts d’or sale. Il va sans dire que la partie qui suit retient davantage l’attention. Le compositeur plaisante et s’amuse dans une débauche musicale rappelant le morceau de la Cantina, en plus moderne, bien évidemment. La citation d’Aquarela Do Brasil d’Arry Barroso, très reconnaissable, dissocie le premier mouvement en Ré mineur du second en Sol mineur. Ainsi, les divers claviers construisent un univers totalement farfelu et espiègle tandis que le steel-drum rigole avec son amie la clarinette blagueuse. Quant à la reprise, plus ou moins évidente, de la conduite rythmique de La Revanche des Sith, que Les Derniers Jedi a le mérite de dépasser, ce qui n’était absolument pas une tâche aisée, elle s’avère tout à fait notable dans The Fathiers. Encore une fois, la technique instrumentale amplifie la virtuosité du morceau, alternance constante entre les cordes aux fusées descendantes et les ostinato des cuivres. De nouveau, comme le souligne Soundtrax, ces ornements mélodiques peuvent tout à fait être comparés aux fusées des flûtes de General Grevious. Plus encore, la division des temps (12/8, 15/8, 9/8, 6/8 mais aussi 4/4) complexifie la structure du morceau, pareil à The Pursuit of the Falcon dans The Adventures of Tintin. Les fathiers continuent leur course effrénée, illuminés par la lune céleste, et ils grimpent les falaises qui séparent la folie des cités à la liberté des grands espaces. Pour ce faire, les nuances les accompagnent dans leurs avancements, de fortissimo à fortississimo, jusqu’à ce que les instruments ne puissent plus respirer. Ils auraient pu trébucher si les interventions multiples du thème de Rose ne venaient pas taire les tambours marcato. Ce dernier se nourrit par ailleurs de la fougue animale désireuse d’affranchissement pour accroître ses nuances délicieuses tout en conservant l’équilibre qu’il tire de la Force majeure.



Une nouvelle alliance :



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Si le rythme des Derniers Jedi demeure aussi soutenu, si bien que les oreilles ne peuvent jamais se reposer, c’est qu’il s’agit d’une histoire précipitée, accélérée, et que les alliances se font puis se défont avec rapidité. A l’origine du Réveil de la Force, le suprême leader Snoke soumettait Kylo Ren, qui devait contenter son appétit de pouvoirs. Revisiting Snoke rétablit cette situation d’asservissement lorsque les chœurs macabres du thème de Snoke plient les genoux du thème de Ben Solo, semblable à la marche impériale. Impossible d’égaler, pour ce dernier, la suffisance de l’Imperial March qui retentit sans hurler. La clarinette, si caractéristique du fils de Han et de Leia – comme entendu dans The Cave aux côtés de la flûte personnifiant Rey –, présente l’horrible mouvement de Kylo Ren aux trombones alors qu’il retire définitivement le masque de l’immaturité. Les notes des trompettes avoisinent, quant à elles, la malveillance du thème de Tom Jedusor dans La Chambre des Secrets, même si, encore une fois, l’éparpillement atonal évoque L’Attaque des Clones. Snoke ne devrait pas sous-estimer le jeune homme quand ses trois thèmes s’imbriquent pour faire éclater leur future vengeance et ainsi faire sonner les tambours de la mort. Toutefois, la fausse duperie se manifeste dans The Supremacy. Les troupes résistances se voient rattraper par la flotte du Premier Ordre. Rassuré par sa puissance, le thème de Kylo Ren aboie tandis que les violons en dialogue avec les bassons cèdent à la peur. Les motifs de ceux-ci se comparent d’ailleurs à ceux de Pentagon Papers dans l’exécution millimétrée du rythme et des accents. C’est en revanche les variations sublimes du thème de la Résistance, véritable héros du long-métrage, qui impressionnent, baignant avec le glissando de la flûte dans cette galaxie guerrière. Les variations apparaissent sous la forme de modulations multiples ou de reprises rythmiques diverses ; elles enrichissent toutes les matières déjà fertiles de ce thème magnifique. Au milieu des triples-croches des cordes, le thème de Kylo Ren se fraie un chemin, de la même façon que le personnage pulvérise les appareils rebelles. Paisiblement, le thème de Leia, aux cors, se dresse et appelle le désespéré à la raison. Le crescendo des violons cache son hésitation et, quoiqu’il en soit, la princesse se balade désormais dans l’univers. Le piano et la harpe, conjointement, chuchotent de nouveau son thème revêtu de violons et d’altos tremolo. Un petit coup de pouce du thème de la Force et le tour est joué ! Avec Rian Johnson, au moins, la magie de la Force résout, quand le réalisateur le souhaite, les mystères du cosmos. Bref, John Williams s’oblige à citer, fortissimo, le thème de Leia avec toutes les cordes de l’orchestre. En réalité, c’est finalement les notes du thème de Rey, au célesta piano, qui émeuvent le plus.


Le bouleversement des alliances se joue donc dans A New Alliance. Le vieux Snoke, à l’aspect hideux derrière sa robe dorée, ne manque pas de rappeler sa supériorité à une Rey pourtant déterminée et confiante dans une séquence qui renvoie nécessairement au dernier duel entre Luke et Vador auprès de l’empereur. Les mêmes chœurs malicieux décorent la salle du trône et les violoncelles tapissent les murs sanguins du Supremacy. A proprement parler, les voix masculines ne récitent pas le thème de Snoke, mais une extension de celui-ci, plus présomptueuse, que les bois morbides désirent répéter. Ce qui ne suffit cependant pas à contrer le crescendo inquiétant des cordes qui scient l’horrible créature en deux. Le thème de la Force jaillit dès lors de la bouche hargneuse des trompettes, semblable à la version proposée par John Williams dans The Ways of the Force dans Le Réveil de la Force où Rey et Ben Solo s’affrontent. Cette interprétation cuivrée et presque démoniaque symbolise en effet l’union et la désunion constante entre les deux protagonistes. Le festival des percussions qui suit ne finit plus d’impressionner, comme les triolets des trompettes, dans une séquence absolument audacieuse visuellement. Un à un, les gardes tombent, violentés par les timbales, les tambours ou les djembés. Même le thème de Rey paraît abominable dans ce chaos totalement martial. De plus, un autre combat se tient à bord du Supremacy, entre Finn et la capitaine Phasma. Chrome Dome imite parfaitement la piste précédente dans son allure percussive. En d’autres termes, ce travail sur les percussions n’avait jamais été surpassé, dans la saga, depuis Zam the Assassin and the Chase Through Coruscant de L’Attaque des Clones. Les violons legato qui inaugurent la piste sont très vite éjectés de la partition quand le thème de l’admirable amirale Holdo se proclame vainqueur contre les démons. Ce thème explosif – que j’adore, pour ne pas le cacher –, aussi présent dans Holdo’s Resolve dans la version étendue de la bande originale, irradie la scène lorsque le sabre-laser d’Anakin se déchire sous nos yeux aveuglés. Lorsqu’elle s’élance fortissimo sur le Premier Ordre, le silence tronçonne leurs vaisseaux. Ensuite, la grosse caisse et les timbales écrasent encore plus l’ennemi casqué, et les tubas assomment le reste de l’équipage. De l’atonalité surgit la fanfare rebelle pour souligner le courage de BB-8 qui pulvérise les stormtroopers sur son TR-TT. Les dizaines de secondes d’après décrivent dangereusement la bagarre chorégraphiée entre Finn et Phasma sous influence herrmannienne. De cette façon, John Williams marque chaque pas, chaque coup, d’un pic symphonique repris du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky. De la même manière, la grosse caisse frappe les temps de cette danse qui déclare la fin de la tête de chrome.


Il est faux de considérer que Les Derniers Jedi ne comporte aucune pièce musicale importante, sous prétexte qu’aucun thème ne ressort réellement de l’album, ce qui est une manière réductrice d’analyser une bande originale. Les trois pistes suivantes prouvent en effet le contraire, et pour une fois, le montage de Rian Johnson ne tente pas de les diminuer. A l’inverse, elles sont largement récompensées, la première étant The Battle of Crait. Une pichenette des deux premières phrases du thème de la Force aux cors satisfait la Résistance pour entamer la bagarre sur la planète de sel. Les caisses claires cadencent l’élan des bolides décomposés et John Williams récupère quelques notes de la bataille de Hoth. Agrandi, aguerri, assagi, le thème de Rose se dresse fièrement, paré d’ornements de trompettes, face aux géants quadrupèdes. Et quel émerveillement lorsque, de plus belle, le thème de la Résistance s’élève ! Les timbales se rallient à sa cause, délaissant le thème de Kylo Ren, largement appauvri malgré sa supériorité tactique réelle, et qui ne parvient même pas à conclure ses mesures. Le compositeur américain prolonge alors le mouvement des dissidents en écrivant un motif saltato pour les violons, renforçant le caractère dynamique et impératif de la séquence. Ce dernier s’intercale entre le glissando de la flûte et entre les amusements rythmiques des cymbales. Difficile de ne pas saluer ce travail remarquable de dialogues entre les différentes familles instrumentales, qui trouvent chacune leur place dans ce morceau. Heureusement, la fanfare rebelle fortissimo sauve les quelques survivants de la poursuite incessante des TIE fighters. Quant au thème de Rey, il est concurrencé par le motif saltato, bien qu’il demeure calme dans cette chevauchée aérienne. La menace gonflante, les notes ne finissent plus de monter, et John Williams mentionne alors TIE Fighter Attack d’Un Nouvel Espoir, beaucoup plus impressionnant dans l’affirmation des percussions. Après quoi, le maître symphonique module ses cuivres inquiets, très certainement vers des degrés mineurs. Le tourment des bois s’écroule sous les cordes legato des altos et des violons tandis que le rythme s’amenuise. Dans Le Réveil de la Force, le thème de Finn, présent dans Follow Me, représente la fuite teinté de découragement. Or, le protagoniste grandit dans Les Derniers Jedi, et sa volonté de sacrifice se transpose dans l’élégie des violons. Quand il se rue vers son adversaire, Finn ferme les yeux, et le faisceau lumineux dévastateur lui rappelle, sans doute, les ravages de Starkiller sur plusieurs planètes républicaines du système Hosnian, dont il a été témoin. C’est pourquoi la fin du morceau récupère les larmes des milliers d’âmes envolées dans The Starkiller de la précédente bande originale. Les voix de ces hommes et de ces femmes sacrifiées accompagnent crescendo le choix solitaire du héros de la bataille de Crait.



L’étincelle :



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Or Finn ne sauve pas la Résistance pour autant, c’est elle qui le sauve. Dans La Revanche des Sith, l’ordre Jedi perdait un à un ses plus illustres membres, tandis que dans Les Derniers Jedi, chaque minute engloutit les aspirations révolutionnaires. De la sorte, l’introduction de The Spark gémit ses heures graves au tuba solo comme si le royaume des cieux s’écroulait. La même consternation enveloppait les violons de Torn Apart lorsque Han Solo expirait son dernier souffle. C’est pourquoi la Résistance requière un sursaut pour permettre sa survie et celle de toute la galaxie. The Spark sombre dans l’atonalité un temps mais se retrouve rattrapé par la prudente mélodie fraternelle de Luke et de Leia ; leur noble thème se déplie avec pudeur et romantisme sur les cordes des violoncelles. L’étendue de toutes les mesures étrangle les altos legato. Peu de place est alors laissé au thème de Han Solo et de la princesse quand bondit enfin la flamme de l’espérance. Tel le requin (shark/spark) des Dents de la Mer, Luke Skywalker déambule lentement et lourdement vers son neveu, catapulté par les timbales royales. Alternance à la marche impériale, alternance au thème de Kylo Ren, le motif développé – Fa, Do, La♭, Fa – chemine l’ensemble de l’orchestre, fortifiant les bastions instrumentaux, stabilisant les divers rythmes qui s’entrecroisent. D’abord dégorgée par les bassons, cette valse ternaire glapit ensuite fortissimo derrière le tremolo des cordes, impressionnées par la majesté dégagée. Dans The Last Jedi, les trompettes canalisent toute la fureur de Kylo Ren, bâté du haut de son bouclier de métal, tandis que l’assurance de la Force aux cors apaise le chœur de la Los Angeles Master Chorale. Les cordes et les voix marmonnent à l’unisson les mêmes notes touchantes qui délivrent la Résistance d’une mort assurée. Autrement, le bruissement vocal affermit le tartufe dans son entreprise de diversion, et Kylo Ren, épris de haine, se sert de nouveau de la puissance des timbales frénétiques pour décapiter définitivement son ancien maître. Se projetant sur ce dernier, son hurlement se confond avec l’hystérie des trompettes fortissimo, il en devient même asthmatique, à l’image de Dark Vador calciné par des étincelles torturantes. Chacun leur tour, les instruments se rangent du côté de l’équilibre de la Force projetée à la gueule de l’ennemi : les cordes rient leur motif ascendant – Si♭, Mi♭, Sol♭, Si♭, Mi♭ – pour exalter leur victoire et les percussions attestent de la stabilité rythmique qui assure ce succès. Et là, dans cette moquerie sans fin, la liturgie vocale, toute tremblante, mais incroyablement olympienne, assoit le lion méditatif sur son trône raisonnablement divin. Pour l’incrédule Kylo Ren, le maléfice passe en travers de la gorge, tant sa rage mortelle abreuve les notes salement cuivrées de l’orchestre éteint par le fatalisme des timbales.


Assassiné par son propre effort surhumain, Luke Skywalker baigne dans la lumière réconfortante des soleils, de même que le thème généreux de la Force, sans aucune percussion sur les accents, l’accueille dans l’éternité dans Peace and Purpose. Puisqu’il lui faut un soutien militaire de taille, désormais, le thème de Kylo Ren s’habille avec la cadence des caisses claires mais le souvenir de Han Solo ensorcellent les trombones qui se mettent à chanter le thème de son fils, celui, donc, imitant la marche impériale. Rey, quant à elle, rencontre les siens, sa véritable famille. Elle fait également la connaissance de Poe dont le thème se balance avec timidité à la flûte traversière. Puis, comme dans The Jedi Steps and Finale, le thème de Rey se natte avec celui de la Force, et la fanfare rebelle reprend de plus belle ! Car les contes s’impriment durablement dans la saga symphonique ; la harpe pizzicato et la douce flûte traversière legato répandent par conséquent les notes magiques du titre principal dans Finale. Par la suite, le tremolo des cordes accouche, encore, du thème de la Force, éveillant la jeunesse vaillante qui s’émerveille à jamais, le regard porté vers les étoiles. Évidemment, le générique exécute, en amplifiant les timbales, le thème starwarsien, et il continue avec le thème de Rose prononcé avec tous ses motifs successifs. Après quelques arrangements imparfaits, le piano, aux notes rondes et abondantes, expose délicatement le thème de Leia, bientôt rejointe par la fanfare désabusée de Luke dans Les Derniers Jedi, suivi de la feignante sarabande, à la flûte toutefois joueuse. Les enchaînements s’améliorent quand cette dernière s’accointe crescendo avec l’impérial thème de la Résistance, lui-même bercé par le thème de Rose, et par ses divers extensions mélodiques. Subséquemment, le thème mélodique de Rey, tel qu’il survient dans The Battle of Crait, trépasse tout de même quand le thème de Yoda vagabonde son imperturbabilité. Tout autant, en tout cas, que le thème de l’amirale Holdo : ce dernier s’affiche sur trois octaves ascendantes, aux cors, aux trompettes, et enfin tous les cuivres défilent la témérité de cette combattante infatigable. Les cymbales et les timbales giclent dès lors le sang des soldats du Premier Ordre qui s’affalent lorsqu’un ostinato de la Résistance, lui-aussi crescendo, les broient sous ses pas. John Williams ne manque pas l’occasion de plastronner TIE Fighter Attack. Le tempo moderato facilite l’inclusion mélancolique d’un thème meurtri par l’inanité, paradoxalement source de découvertes et de vérités, c’est-à-dire celui de Rey. S’il démontre la même naïveté que son emploi dans Le Réveil de la Force lorsque la flûte s’en empare, il arbore, à l’inverse, un immense navrement dès lors que les cordes legato suintent ses notes. Enfin, le célesta confiant, stable harmoniquement, s’abrège au son des arpèges de la harpe, immortalisant cet instant.



Le dernier Jedi :



Le passé musical doit un temps disparaître. Les reprises du thème de Yoda et du thème de Leia, exigées par Rian Johnson, restent des légendes lointaines, oubliées et disparues. De même, les thèmes du Réveil de la Force souffrent de ne pas se développer, voire de s’étendre, privilège uniquement réservé au thème de la Résistance, récompensé pour son combat exemplaire. Loin d’écarter les critiques négatives qui ont été émises à propos de la dernière partition de John Williams sur la saga Star Wars, il convient de les nuancer, car aucune composition ne saurait se limiter à des thèmes, bien au contraire. D’autant que ceux-ci, riches et identifiables, malgré leur multiplicité, n’ont guère plus besoin de concurrence. Les Derniers Jedi est un océan d’idées bloquées sur l’île de la désertion. Seule l’éternelle Force traverse les décennies. Seule son étincelle parvient à alimenter le reste de chaque bande originale. Sur ce, joyeux anniversaire au véritable dernier des Jedi, à savoir John Williams.


NB : Quelques analyses ne proviennent pas de mes écoutes. L’interprétation de The Spark, qui le rapproche de la marche impériale, est empruntée à celle de Soundtrax, tandis que Pierrot m’a fourni les éléments nécessaires pour faciliter cette nouvelle critique. Je les remercie.

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le 7 févr. 2018

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Nonore

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