S'arrêter à l'aspect laid de la pochette de Strictly 4 My N.I.G.G.A.Z ne peut pas vraiment être punissable, mais peut s'avérer dommage pour son contenu qui lui, a beaucoup plus à offrir. Bien qu'il soit difficile de voir où 2Pac a voulu en venir avec ces couleurs flashys, et ces montages photos particuliers, sa démarche se révèle plus parlante sur les seize titres de son nouvel album. Après avoir commencé à faire parler de lui avec son premier album sorti en 1991, l'artiste réitère deux ans plus tard afin de marquer encore plus le rap de son empreinte.

Le jeune californien sait qu'il en a les moyens et bien qu'il ne soit pas encore sous le feux des projecteurs, le public rap du début des années '90s le regarde du coin de l'œil. Avec 2Pacalypse Now, le rappeur n'avait pas vraiment enchanté les charts - ce qui changera pour tous ses prochains albums - mais avait su attirer l'attention des critiques et des connaisseurs. Une voix charismatique pour son jeune âge, une maturité certaine et une énergie galvanisante ont fait en sorte que Shakur impose sa marque dès son premier opus. Ajoutez quelques polémiques pour ajouter du piment et booster la communication de l'album, et le tour était joué.

En plus d'avoir confiance en sa propre personne et son talent pour assurer encore plus lors de ce deuxième album, Pac sait qu'il peut aussi faire confiance à l'équipe qui l'entoure. Shock G, le leader du génial Digital Underground n'enfile pas une nouvelle fois l'habit du Maître pour supporter son Jedi, et c'est sans son mentor que 2Pac doit à présent prendre du galon. Pourtant son influence se ressent à travers les titres de l'album qui se retrouvent habillés d'une sacrée ambiance funky à l'aide de grosse boucles de lignes de basse, de synthés, et de drums qui filent à toute allure. L'ambiance musicale sexy et groovy qui se dégageait du Digital Underground se retrouve mélangée aux récits de la rue du jeune rappeur, faisant danser furieusement l'auditeur tout en le questionnant sur des sujets sociaux les plus urgents. Les louanges ne sont pourtant pas à mettre uniquement du côté de l'influence de Shock mais bien aussi aux producteurs qui composent cette ambiance façon fête foraine du ghetto. Les personnes qui auront déjà prêtés l'oreille à 2Pacalypse Now ne devraient pas être tellement chamboulés, puisque les hommes derrière les machines sont à quelques noms près les mêmes que sur le premier opus. Stretch, The Underground Railroad et Big D The Impossible se retrouvent ainsi de nouveau de la partie toujours dans le but de mettre encore plus l'ambiance.

Avec une telle ambiance festive, difficile de s'imaginer 2Pac parler de thèmes sociaux, politiques et d'autres sujets plus personnels. C'est pourtant ce qui se passe sur ce Strictly 4 My N.I.G.G.A.Z. et le résultat n'en est que plus passionnant et maîtrisé. A la fin des '80s, le Boogie Down Productions (groupe de Scott La Rock et KRS-One) se servait d'une image de gros durs avec leur arsenal sur la pochette de leur album pour attirer la jeunesse perdue, pour mieux les prendre à revers en leur exposant des textes contre la violence dans le ghetto. Le parallèle peut être fait avec cette envie de Tupac de garder de telles mélodies qui donnent frénétiquement l'envie de bouger, afin de capter l'attention de son public. Bien que la voix de Shakur soit assez reconnaissable entre mille et plutôt charismatique et qu'il ne semble pas avoir de mal à marquer les mémoires, cet habillage musical ajoute un plus indéniable à l'ensemble et permet de très bien habiller les textes sérieux du rappeur sans leur faire perdre leur impact. C'est un peu comme si 2Pac laissait le choix à l'auditeur de prendre les morceaux tel qu'il le souhaite à n'importe quel moment ; soit porter son attention sur les textes revendicatifs, ou soit se laisser porter par la mélodie et le flow au poil de l'artiste. En tout cas peu importe le choix du public sur le moment, une chose est sûre, Tupac vise juste et son message s'imprime quand même dans la tête de l'auditeur sans qu'il ne s'en rende compte.

Si les productions peuvent tendre aux premiers abords à la danse ou en tout cas peuvent entraîner à faire bouger la tête, après réflexion et après avoir entendu les propos de Shakur, une autre façon de voir les choses apparaît. Certaines productions serviraient aussi à exprimer une ambiance plus sombre, le chaos, une urgence, comme pour essayer de mettre en image les propos qui y sont rappés. Comme si Tupac essayait de faire ressentir au plus grand nombre la vie de millions de jeunes noirs qui souffrent dans les ghettos californiens. Comme sur "Point the finga" et ses claviers exagérément graves ou le titre éponyme mais l'exemple le plus probant reste "Last wordz" en featuring avec Ice Cube et Ice T. Le morceaux file plus vite qu'une rafale d'Uzi dans un vacarme de scratchs, de samples de Parliament, The Emotions, de drums ultra rapides , de tirs de 9mm, et de ce son aigue perpétuel semblable à une cocotte minute. Pendant 3mn37, l'auditeur est plongé au centre des règlements de compte des banlieues miteuses californiennes pendant que les trois protagonistes déversent leurs rimes plus vite qu'il ne peut les entendre.

C'est qu'une fois l'aspect festif de certains morceaux mis de côté, il en reste que les sujets que Tupac aborde ne sont pas des plus joyeux. "Papa'z song" est un brûlot contre son père qui l'a abandonné, "Souljah's revenge" parle de l'abus de certains policiers, "Point tha finga" exprime son ras-le-bol envers les médias tandis que presque tous les morceaux contiennent des lyrics sur la vie difficile dans les rues de L.A. pour un jeune afro-américain dont la seule faute est de n'être pas né au bon endroit. Comme cette phrase qui est répétée dans "Pac's theme (Interlude)" où l'on entend 2Pac dire "I was raised in a society so there is no way you can expect to be a perfect person. I am do what I am do." ("J'ai été élevé dans une société où il n'y a aucun moyen d'espérer être une personne parfaite. Je dois faire ce que ce je dois faire"). Le rappeur n'en est pas pour autant fataliste, comme le prouve des morceaux comme le furieux "Holler if ya hear me" où 2Pac motive les foules à ne pas craquer mais de se révolter contre les difficultés du quotidien et de ne pas se laisser faire. Une position de leader né qui colle à Tupac à merveille.

C'est d'ailleurs cette image qu'il dégage sur deux singles sur quatre, signe qu'il désire plus se servir de sa musique pour exprimer des messages conscients plutôt que de montrer une image de mauvais garçon comme le font à l'époque les médias. Il y a donc "Holler if ya hear me", mais aussi "Keep ya head up". "I get around" est un peu plus léger alors que "Papa'z song" est plus personnel. "Keep ya head up" tranche complètement avec l'idée du macho virile et violent que certains pouvaient se faire, puisqu'il peut être considéré comme un texte féministe, ou en tout cas pour la cause de la femme. Sur un sample de Zapp & Rogers "Be alright", il explique qu'il faut prendre soin de nos femmes, qu'elles soient mères, filles, sœurs, pour un meilleur avenir. "I get around" quant à lui voit Tupac se vanter de ses nombreuses conquêtes féminines. Un message un peu différent de celui du single précédent, mais qui ne va pas non plus dans les excès. Un peu plus léger ou non, ces deux singles principaux ont très bien marchés au niveau des ventes, faisant entrer Tupac dans les nombreux Top du Billboard et augmentant grandement sa popularité. Ces deux morceaux ont également permis de voir un changement de production par rapport aux autres titres, avec un style qui se veut plus smooth et moins orienté rap underground. Une production qui n'est qu'autre qu'un prémice au son que l'on retrouvera sur son album "Thug Life Vol.1" avec son crew du même nom et bien sûr sur Me Against the World son troisième album.

Strictly 4 My N.I.G.G.A.Z. est l'album qui a permis à 2Pac de prendre définitivement son envol tout en cherchant à innover sans se mentir à lui même et à son public. L'album à la base devait s'appeler "Troublesome 21", soit l'âge qu'il avait lors de l'enregistrement, mais le titre actuel montre encore plus son attachement à la cause des noirs américains de ce début des années '90s. 2Pac se sert alors de sa musique et de son vécu pour montrer au monde la vérité des ghettos californiens sans oublier d'être divertissant et tout en se créant une image de leader. Ce qui sera compris par le public puisque l'album se vendra très bien, jusqu'à atteindre plus d'un million et demie de copies vendues aujourd'hui.

Si malgré tout certains hésiteraient à écouter cet album pour son titre qui peut leur paraître sectaire et communautariste sur le coup, il faut savoir qu'il n'en est rien. 2Pac, conscient de la polémique que provoque chacun de ses faits et gestes a astucieusement donné ce titre un second sens pour enlever toute ambigüité. Ainsi "N.I.G.G.A." doit être compris comme "Never Ignorant Getting Goals Accomplished" soit quelque chose du genre "toujours conscient du devoir d'accomplir les objectifs" dans la langue de Molière. Preuve de l'importance d'écouter cet album aujourd'hui pour voir si ce qui était dénoncé hier, a changé de nos jours. Pour ceux qui ont réussi à écouter le CD sans faire attention à la pochette bien sûr.
Stijl
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le 3 nov. 2013

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