L'avantage d'avoir sorti son premier album solo dès la seconde moitié des '90s, c'est d'être plus préparé au passage au nouveau millénaire. Mais encore faut il avoir le talent pour. Avec Ironman lancé en 1996, Ghostface Killah avait déjà su se détacher de l'imagerie créée par RZA. De bonne augure pour son prochain album et sa visibilité au sein de ses partenaires. Si le Wu-Tang Clan a régné sans partage sur les charts depuis 1993, et a su imposer son style de production, ses influences et ses personnalités, les années 2000 allaient vite devenir une nouvelle étape à franchir.

Wu-Tang Forever, deuxième disque du groupe lâché en 1997 avait gardé l'essence de celui de 1993, tout comme les sonorités du premier round d'albums solos de chacun. Les neuf membres réunis pour un double album et la production de RZA permettaient à l'opus de garder une qualité indéniable. Un an plus tard Method Man lançait la deuxième tournée des sorties solitaires avec Tical 2000 : The Judgement Day et avec elles, les premiers faux pas et le rappel à la réalité face aux changements qu'étaient en train d'engendrer la fin des '90s.

Les personnalités fortes du crew tout comme U-God ou Inspectah Deck allaient emboîter le pas avec plus ou moins de succès, coincés le cul entre deux chaises. Entre l'intention de rester fidèle à l'image et la production du Wu et la difficulté de se renouveler. Avec son deuxième album, Ghostface n'a pas eu ce problème. Sorti le 25 janvier 2000, il arrive encore après tous les autres et impose définitivement son créateur comme un artiste à part entière, laissant loin derrière ses camarades de la nébuleuse.

Supreme Clientele est un album comme seul Ghostface Killah pouvait produire. Il est la preuve de l'aisance et de la volonté du rappeur à créer sa propre carrière tout en gardant un œil dans le rétroviseur sur son passé au sein du Wu et rester fidèle aux huit autres shaolins. La plupart d'entre eux sont d'ailleurs présents en featuring. Comme dans toute cette deuxième fournée de solos, les membres affiliés au Wu font leur apparition, ici T.M.F, composé de Trife Da God, Kryme Life et Tommy Whispers. Les deux premiers composeront un an plus tard la formation Theodore Unit, toujours avec Ghost comme leader.

La production clinquante, sophistiquée et scintillante des 21 titres est ce qui permet le plus au travail de Ghost de se distinguer, tant elle ne sonne en rien comme le Wu avait pu proposer ces dernières années. La présence de RZA derrière seulement six titres peut expliquer ces nouvelles sonorités tout en gardant une homogénéité surprenante. Le chef d'orchestre du groupe gardant quand même les rênes et la main mise sur la post production et le mix de chaque morceau, tout comme Ghostface lui-même. Pour un résultat cohérent et fluide malgré les nombreuses différences entre les titres. Travailler avec de nouveaux producteurs (Mathematics, Black Moes-Art, Juju...) a clairement aidé le rappeur a créer une ambiance unique et à retranscrire une couleur musicale particulière, entre kitsch, groove, et expérimentations. Une nouvelle fois la marque du Wu est visible, mais est mélangée à d'autres références qui font de Supreme Clientele un des projets solos les plus fascinants du groupe de Staten Island.

Rien qu'avec cette introduction qui reprend le thème du show TV Iron Man : The Animated Series (1994-96), ajouté à cette pochette tout en écriture argentée et en strass, donne à Supreme Clientele une image rétro, chic voire kitsch, le tout assumé par un Ghostface Killah qui enfile de nouveau le costume et l'alias du super héro et qui rappe au top de sa forme. L'alchimie entre sa voix aiguë, son débit rapide et furieux, son flow up-tempo et saccadé n'ayant jamais aussi bien fonctionnée qu'ici. Une aisance se dégage de son phrasé à tel point qu'il se permet des choses qu'aucun de ses compères n'auraient osé, à part peut être Ol' Dirty Bastard. Il n'y a qu'à le voir arrêter de rapper après 1mn30 sur ''Ghost deini'' pour se mettre à chanter à propos de la mort de 2Pac et Biggie Smalls pour repartir de plus belle à enchaîner les rimes comme si de rien n'était. Ou encore pousser la chansonnette sur tout un skit, ''Iron's theme – intermission'' et même chercher à faire un hit minimaliste pour les clubs avec ''Cherchez LaGhost'' et cette voix féminine envoûtante.

Les producteurs servent quant à eux des instrumentaux classieux, entraînants voire bizarres parfois mais toujours avec une efficacité redoutable. ''We made it'' avec ses cordes qui se répondent, et rebondissent avec la drum, ''Wu-Banga 101'' avec ses claviers minimalistes et son sample vocal en boucle, ou encore le superbe ''One'' et son super sample de ''You roam when you don't get it at home'' des Sweet Inspirations sont de bons exemples. La palme des prods sorties de nulle part revient quand même à RZA qui signe avec ''Stroke of death'' un track surréaliste. D'une durée de même pas deux minutes, le titre est construit juste sur une boucle d'un bourdonnement de cuivre rewindé à l'infini. La démonstration continue avec ''The grain'' et sa structure squelettique faite uniquement d'un kick de batterie et d'applaudissements ou avec « Buck 50'' et sa construction en deux temps, d'abord classieuse puis aliénante avec ce son aigu qui revient en boucle.

Pour faire vivre ces morceaux aux sonorités plus clinquantes, aérées mais toutefois rugueuses, Ghost lâche un tant soit peu les récits de la rue purs et durs pour prendre du recul sur la vie dans le ghetto (''One''), sur les plaisirs de la vie, notamment les femmes et les joints, ou se lancer dans des égo trips inspirés. Des morceaux plus conscients sont aussi de grands moment de l'album comme ''Saturday nite'' et cette paranoïa envers le FBI et les rumeurs de mises sur écoute, ou '' Malcom'' et sa référence à Malcom X. ''Apollo kids'', dans la lignée de ''Dayton 500'' ravira les amateurs de rap sans fioritures et à la prod lourde et survoltée. Titre qui deviendra au fil du temps l'un des classiques du membre du Wu. Autre titre à rester dans les mémoires mais pas pour les mêmes raisons ; le skit ''Clyde Smith''. Interlude uniquement parlée par un Raekwon à la voix grave modifiée, où il parodie un certain 50 Cent, encore rookie mais qui avec son titre ''How to rob'' s'était attiré les foudres de plusieurs stars New Yorkaises, dont plusieurs du Wu-Tang. Le rappeur du Queens rappait sans vergogne qu'il n'hésiterait pas à voler tel ou tel rappeur ce qui n'échappa pas à Ghostface. ''Malcom'' contient aussi un diss contre le rappeur Ma$e pour ses mots peu élogieux contre la nébuleuse.

Là où ses camarades avaient entamé un virage lent et peu contrôlé au moment du deuxième album, Ghostface Killah persiste à vouloir se démarquer avec Supreme Clientele, véritable pari gagnant. Si l'album peut paraître bizarre aux premiers abords, il n'en est rien. L'essence pure du Wu-Tang Clan s'évapore pour laisser place à un rappeur en pleine possession de ses moyens et conscient de la direction qu'il souhaite prendre. Si des titres comme ''One'' ou 'Apollo kids'' se suffisent à eux même, l'album est fait pour être écouté et apprécié dans sa construction. Chaque skit, chaque morceau est à sa place et s'enchaîne avec une facilité monstre, même malgré les quelques changements dans les sonorités ou le rythme. Il faudra peut être plusieurs écoutes pour l'apprivoiser complètement, mais une fois dompté, Supreme Clientele est un bijou qui continuera de briller tout en haut de la discographie du Wu-Tang Clan. De quoi lui assurer pendant encore des années, une clientèle de choix.

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le 22 août 2014

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Stijl

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