13 Nuances de Gris (et c'est bien suffisant)

A l’instar d’Astroworld pour Travis Scott, TA13OO est le projet de longue date que Denzel Curry a toujours voulu faire. Annoncé lors de la sortie d’Imperial, son précédent projet, il est même préparé par un EP, 13. Comme une sorte de fenêtre qui donne sur l’ambition de Denzel pour son troisième album, il révèle une ambiance particulièrement sombre, en flirtant avec le hiphop expérimental, poussant Ronny J son fidèle producteur le plus loin possible dans sa spécialité. (Il a notamment produit son tube Ultimate) L’attente monte encore d’un cran lorsque Clout Cobain, le premier single de l’album, fait surface. Comme son titre l’indique, Denzel y traite frontalement de l’effet de la notoriété et ses conséquences sur la santé mentale. Le thème principal de l’album est ainsi posé.

C’est dans sa forme, plus précisément dans sa structure, que TA13OO trouve toute sa force. Pour rendre compte de toute l’ampleur des ténèbres qui habitent Denzel Curry, ce dernier découpe son album en trois parties, dévoilées un jour après l’autre, en finissant le jour de sortie officiel de l’album. On dira ce qu’on voudra, le streaming ça permet des trucs sympas. La partie claire inclut les quatre premières pistes, de Taboo à Sumo, puis vient la partie grise, plus longue d’un morceau, qui s’achève sur Clout Cobain. La partie sombre clôt comme il se doit le projet, reprenant le chemin défriché par 13 pour explorer plus loin encore les recoins sombres de l’esprit du rappeur. Ce découpage thématique est accompagné d’un découpage en sous-genres. Denzel Curry n’a jamais été aussi versatile et il n’hésite pas à le prouver, tout en donnant l’impression que ça ne lui demande presque aucun effort. Le point de départ est le boom bap, la ligne d’arrivée la trap la plus rapide et la plus violente que je n’ai jamais entendue. Entre les deux, on trouve de tous les flows, de tous les grooves. TA13OO est plus que le reflet de ce qu’il a de meilleur dans le hiphop à l’heure actuelle, il lui donne en treize morceaux une leçon, tente de lui montrer ce qu’il pourrait être.

L’intelligence de Denzel Curry est, après avoir posé ce cadre, de rendre toutes ses limites perméables. A l’image de la pochette, les degrés de noirceur se mélangent, les talents du rappeur aussi. Pour ne jamais perdre son auditeur, tout est nuancé, tout est équilibré. Certains morceaux sont indéniablement plus fragiles que d’autres, Mad I Got It pâlit par exemple entre Switch It Up et Sirens, mais ils se renouvellent, puisent alors dans autre chose, aucun n’est véritablement lassant. Les quelques featurings qui ponctuent l’album vont dans ce sens, chacun.e est placé là où iel peut apporter le plus. On déplore quand même l’absence de Ski Mask the Slump God, que Denzel Curry voulait avoir à ses côtés sur Sumo. C’est exactement ce dont le morceau manque, difficile d’habiter tout seul ce banger de presque 4 minutes. La preuve la plus solide est la réussite totale de Vengeance. Les couplets de JPEGMAFIA et ZillaKami lui sont indispensables, ils arrivent tous les deux à se réapproprier l’énergie que Denzel Curry délivre dans le sien, c’est sublime. ZillaKami pousse l’exercice tellement loin que sa voix évoque inévitablement un Denzel Curry plus jeune et plus agressif. La fin du morceau illustre le début de ce paragraphe, dans un dernier élan poétique et chaleureux avant la détonation finale de Black Metal Terrorist.

Dans mon rapport personnel à cet album, la deuxième écoute a été un pivot. Le premier morceau prend un tout autre sens une fois qu’on sait ce qui nous attend après. Les thèmes qui y sont évoqués prennent toute leur profondeur, la mélancolie que la piste abrite se déploie encore plus largement, Taboo devient presque autant une conclusion qu’une intro à l’album du même nom. Je mettrais ma main à couper que ce n’est pas un hasard. Denzel met un pied devant l’autre sur le chemin qu’il a très bien fait de choisir, pour l’instant il peut prétendre à un sans faute. Il est conscient, comme il l’indique, que la moindre erreur peut lui être fatale, mais il a compris que la meilleure manière de ne pas en faire était l’honnêteté. J’espère, même si je n’en doute pas, que son ambition ne va pas s’arrêter là. Si un jour il produit un disque meilleur que TA13OO, personne ne pourra plus l’arrêter. De toute façon, peu de chances que qui que ce soit y arrive d’ici là.