Véritable figure du rap américain dit underground, MF DOOM est un habitué du sampling et sa discographie compte déjà plein de morceaux composés d'extraits non seulement rares mais de qualité lorsque sort son album en 2003. Il n'y a d'ailleurs pas que ses compositions qui soient variées, DOOM, en véritable caméléon, s'amuse à changer d'alias quand bon lui semble, brouillant les pistes, et s'imposant en même temps comme un pur produit de la pop culture. Rien que le personnage qu'il s'est créé le prouve et sert à renforcer son statut d'artiste en dehors du système mainstream. Daniel Dumile a toujours caché son visage à l'aide d'un masque rappelant celui du Doctor Doom, méchant récurrent des personnages de comics Les Quatre Fantastiques, signe d'une volonté à rester insaisissable et d'incarner différentes personnalités.

Alors que de nombreux artistes ne réussissent pas à percer malgré les meilleurs efforts du monde, le rappeur masqué ne semble même pas se soucier de l'opportunité d'être un jour sous le feu des projecteurs. Il fait parti de ces artistes dont on parle peu mais sortent régulièrement des projets qui font quand même parler dans la sphère rapologique et qui possède un véritable public friand de ses histoires abracabrantes et de son univers qu'il leur parle plus que les thèmes récurrents du rap américain. Au fil des ans et des sorties, il a su se créer une réputation qui s'est imposée comme une véritable marque de fabrique, mi-accessible mi-expérimental, autrement dit une forme d'un hip-hop en dehors des codes avec une certaine liberté.

Difficile alors de compter les alias que le rappeur américain s'est approprié au fil des années, mais lorsque sort l'album "Take Me To Your Leader" en 2003, ce fut l'occasion pour en rajouter un à la liste. Cette fois ci ça sera du côté du cinéma qu'il ira puiser son inspiration et surtout sur la franchise Godzilla. Voilà qu'une nouvelle fois MF change de pseudonyme et devient King Geedorah, du nom d'un Kaijû ennemi du plus connu des lézards, King Ghidorah, dragon ailé à trois têtes. L'album est alors construit autour d'extraits et d'un concept tournant autour des nombreux films sortis sur le monstre.

Les treize titres de l'album n'ont pourtant pas tous comme thème principal les affrontements de ces monstres japonais. L'artiste n'incarne pas non plus le dragon ailé au détour de ses rimes mais se sert plus de cette nouvelle identité comme d'un prétexte pour justifier son album entier. Comme il est dit dans les films et dans de nombreux morceaux sous la forme d'extraits, King Ghidorah est un monstre de l'espace, il ne vient pas de la Terre. DOOM transpose donc cette idée à son album, ce qui voudrait dire que les compositions, les textes, les interprétations ne seraient pas faits pour être compris de la même façon que le rap habituel. Derrière une façon de présenter son nouveau travail qui peut sembler égocentrique, se cache en réalité un concept qui lui permet de se libérer encore plus des codes qu'il ne respectait déjà plus beaucoup depuis longtemps. Surtout qu'à y regarder de plus près, cela semble moins futile qu'il n'y paraît ; les thèmes des différents titres traduisent une envie de l'artiste de questionner le public, non pas seulement sur sa musique, mais sur l'Homme. Comme les gens de ces films qui voient le dragon aux trois têtes fouler leurs terres, le traiter directement en menace pour finir par ne plus savoir comment réagir comme des êtres humains entre eux.

Le douzième titre "One smart nigger" rien qu'avec son titre peut être pris alors comme une provocation, mais non pas dénuée de sens. Il n'est d'ailleurs qu'un morceau instrumental agrémenté de différents extraits de films où l'on parle de la condition de l'homme noir. D'autres titres sont juste instrumentaux et contiennent des passages de films à foison comme le très bon "Monster zero" construit sur un classieux sample de "The saddest thing" de Joe Beck pour Idris Muhammad. Il est d'ailleurs le seul morceau contenant autant d'extraits de films issus de la licence Ghidorah. Les passages choisis ne sont que des discutions entre des protagonistes, créant une sorte de fil rouge grâce à un découpage astucieux de chacun d'entre eux. Le morceau éponyme est le dernier uniquement instrumental où cette fois ci les passages samplés sont ceux de la série animée The High and the Flighty, mettant en scène notamment Daffy Duck. Le talent de Geedorah se retrouve ici à savoir qu'il arrive à donner à des passages d'un dessin animé une ambiance des plus inquiétantes.

Malgré ces quelques titres peu conventionnels, et ces ambiances musicales uniques, une bonne partie de l'album se distingue par un travail de qualité, à commencer par la perle de l'opus, "Fastlane". Difficile d'imaginer plus belle utilisation et transformation de sample pour un tel résultat. Ici, pas de distorsion abusive, ni de découpages de dizaines d'extraits entre eux, juste une seule et unique source modifiée de la manière la plus belle qu'il soit. Quelques secondes à la base qui mis en boucle deviennent des minutes puis des heures à force de l'écouter pour finir imprimées dans les mémoires pour toujours. Le sample provient du titre "Hangin' on" de Coke Escovedo, et à l'écoute de celui-ci il est encore plus évident que DOOM vient encore de fournir un superbe travail, tant les notes utilisées n'y sont pas présentes longtemps. Il en a fallu du doigté pour transformer ces quelques notes en véritable boucle pour un vrai morceau et sublimer encore plus cette guitare électrique. Le résultat est un morceau qui file à toute allure, faisant sentir l'auditeur invincible pendant 3mn08. Avec le léger bruit de moteur au début du titre, il est facile de s'imaginer filler en décapotable le plus vite possible sur une autoroute pour aucune destination en particulier par un soleil éclatant. Comme sur beaucoup de ses compositions, MF n'interprète pas ses textes, c'est donc le rappeur latino Kurious qui s'y colle avec le talent qu'on lui connaît. Lui qui a décidé de jouer le jeu et de s'appeler pour la peine Biolante, en référence à un autre monstre contre lequel Godzilla se bat, Biollante, mi-plante mi-lézard.

Le premier titre "Fazers", ainsi que "Krazyworld" et le très beau "Next levels" avec son ambiance jazzy et classieuse grâce aux notes de pianos ne sont pas non plus à sous-estimer et possèdent de belles productions. Si juste le premier est interprété par Geedorah, les autres sont rappés d'une bien belle manière par Gigan pour l'un et Lil' Sci, ID 4 Winds et Stahhr pour l'autre. Ces titres permettent de respirer entre d'autres morceaux plus difficile d'accès comme le chaotique "No snakes alive", l'inquiétant "The final hour" et le court mais efficace "Lockjaw".

Qu'il soit construit autour d'un certain concept comme son créateur le dit, qu'il brise ou non les codes, qu'il soit ou non accessible ou peu conventionnel, le plus important est de savoir que cet album est avant tout un bon album de rap. Dans la pure tradition du travail de MF DOOM, il permet à tout amateur de hip-hop de voir que les limites peuvent toujours être repoussées, et que le rappeur masqué n'est jamais en manque d'idées pour s'amuser avec ce mouvement qu'il aime tant chambouler. Car peu importe la manière dont un album est fait, qu'il casse les codes ou non, seule compte la passion, et si la passion de MF DOOM pour le rap est aussi grande que son imagination, alors il faut s'attendre à voir fleurir ses projets farfelus pendant encore de nombreuses années.

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le 1 déc. 2013

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Stijl

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