Per aspera ad astra.


Si on devait résumer la vie de Willie Johnson par une phrase, ce serait sans doute celle-là. Par des sentiers ardus jusqu'aux étoiles.


A sa naissance quelque part au fond du Texas un hiver de 1897, il est encore Willie Johnson, un petit garçon noir comme les autres. Un petit gars qui voit la musique avec des yeux grands comme des déserts texans et des rêves plein la tête. Le petit Willie rêve de chanter et de devenir prédicateur, alors il se fabrique sa propre guitare à partir d'une boîte à cigares. Une gratte qui ressemble à rien, mais qui a le mérite d'être la sienne.


Seulement, le malheur a décidé qu'il lui rendrait visite plus d'une fois. Sa mère meurt très tôt, son père se remarie dans la foulée. Sa nouvelle femme, battue par ce dernier après l'avoir surprise avec un autre homme, porte sa vengeance sur le petit Willie.
Une vengeance matérialisée par de la lessive, jetée à son visage, le rendant aveugle. Ainsi est né Blind Willie Johnson.


Plus tard, Johnson arpente les rues des villes texanes pour gagner sa vie, seul avec sa guitare à chaque coin de rue. Prédicateur, chanteur de blues, le voilà qui participe au gospel rural très présent à l'époque. Entre 1927 et 1930, Johnson enregistre une trentaine de titres pour Columbia Records, souvent seul, parfois accompagné d'une voix féminine.
Sur ces titres, on entend le blues, la voix cassée s'extirpant péniblement d'une gueule bourrée de graviers. On entend la guitare, le goulot de bouteille sur son doigt, et parfois sa lame de couteau qui glisse sur les cordes d'une guitare posée à plat sur ses genoux.


Blind Willie Johnson ne connaîtra jamais le succès. Il demeurera pauvre toute sa vie, prêchant et chantant dans diverses villes. En 1945, il s'établit à Beaumont, Texas pour y officier comme révérend. Il vit où il prêche, même après un incendie ravageant les lieux. Faute de mieux, Johnson s'installe dans des ruines, sous la pluie et dans le froid.
Refusé dans un hôpital (pour être aveugle selon certains, pour être noir selon d'autres), il mourra finalement du paludisme, associé à une syphilis, en 1945.


Bien des années plus tard, en 1977, la NASA lance un programme appelé Voyager. Deux sondes sont envoyées dans l'espace, avec pour but d'explorer les planètes extérieures du système solaire. A leur bord, comme cela avait été le cas de la sonde Pioneer et sa fameuse plaque, il est décidé d'envoyer un message, expliquant qui nous sommes, et d'où nous venons.


Parmi les éléments envoyés dans cette sonde se situe le Voyager Golden Record, contenant notamment 90 minutes de musique. Chants traditionnels, Bach, Beethoven, Stravinsky, Mozart, Chuck Berry... Et Blind Willie Johnson.


A ce jour, Dark was the night, cold was the ground, enregistré sur un disque doré, traverse l'espace à près de 20 milliards de kilomètres de la Terre. Hors de l'influence du soleil, dans l'espace interstellaire, peu importe qu'il soit noir, ou aveugle.
Qui sait si une forme de vie pourra un jour l'entendre, le comprendre. Mais que ce soit le cas ou non, que l'humanité disparaisse demain ou dans un millénaire, à jamais cette sonde portera dans l'univers le blues de Willie, dans une bouteille à la mer. Une mer infinie et insondable.


Dark was the night, cold was the ground. Sombre était la nuit, froid était le sol. Une situation rencontrée plus d'une fois par Johnson, à la nuit tombée sans nulle part où dormir. Un linceul qui chute sur les hommes depuis la nuit des temps.


Là-bas dans l'espace interstellaire, nul doute qu'il fait sombre et froid. Mais pour toujours, aux côtés des plus grands compositeurs de l'histoire de l'humanité, résonnera quelque part la chanson d'un jeune texan qui cherchait juste un endroit où dormir.


Puisse quelqu'un l'entendre.

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le 2 févr. 2016

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