Il n'est pas compliqué de saisir les raisons pour lesquelles cet album divise tant il se démarque des anciennes habitudes du groupe. Le morceau inaugural et quelque part programmatique, Cluster One, est à lui seul un manifeste de l'album dans son économie de moyens et son absence de chant : ici les voix humaines s'effacent comme pour dissoudre les dissensions qui ont déchiré le groupe, et le verbiage qui trahissait la complexification parfois outrancière de ses projets sous l'ère Waters est abandonné. Retour à la musique, tout simplement.


Celle-ci n'est certes pas la plus ambitieuse que le Floyd ait produit, c'est le moins qu'on puisse dire. Elle se fait aussi et sans doute pour cette raison, beaucoup plus chaleureuse, plus apaisée et étrangement profonde. Le retour à la co-composition redonne un équilibre aux compositions du groupe, qui abandonnent les plages « monumentalisantes » pour en revenir à une simplicité inconnue jusqu'alors, à une tranquille forme de dialogue musical où les guitares de Gilmour font plus figure de chef d'orchestre que de tyran.


Morceau phare de l'album avec High Hopes, sur lequel je reviendrais plus longuement, Marooned symbolise et tire la quintessence de cette musique moins corsetée. La guitare de Gilmour en est la star incontestée et dispose d'une liberté totale. Le résultat est magistral : ses accords, auxquels aucun autre instrument ne vient contester la place, vont et reviennent sur eux-mêmes comme leurs propres échos, délivrant une incroyable sensation d'abandon et de totale liberté. C'est sur ce morceau qu'enfin, j'aurais compris d'où vient la réputation dont peut jouir Gilmour en tant que guitariste.


Si la légèreté de l'album va aussi parfois peut-être un peu loin, comme sur le vraiment trop pop (bien qu'honorable) Take it Back, elle prend en tout cas tout son sens à l'aune du parcours du groupe, qui donne ici l'impression de prendre un recul musical plein de hauteur sur son passé chaotique. Si on leur a reproché d'avoir vieilli, j'ai même au contraire envie de les féliciter de ne pas s'être perdus à produire un nouveau concept-album par trop ambitieux qui n'aurait sonné que comme un ersatz de leurs monuments passés.


« Il n’y a rien de plus triste à voir qu’un jeune pessimiste, si ce n’est un vieil optimiste », disait Mark Twain. Le Floyd aura été assez intelligent pour ne pas devenir une caricature de lui-même, pour ne pas tenter de produire un projet d'une envergure aussi dantesque qu'un Dark Side of The Moon. Bien plus cohérent qu'A Momentary Lapse of Reason mais sans une structure aussi définie que dans les projets les plus ambitieux du groupe, The Division Bell ressemble en fait à une série de méditations décousues mais à la bonne échelle, qui n'ont rien de la réflexion paralysante mais accompagnent tranquillement le flux et le reflux d'une âme qui se retourne sur son passé avec le futur à l'horizon. C'est un album de vieux, peut-être, mais tant mieux, parce que les vieux ont sans nul doute des choses à dire s'ils ne singent pas inutilement le langage de leur jeunesse. Peut-être sont-ce, quelque part, les détracteurs du groupe qui ont refusé de vieillir avec lui ?


Pink Floyd prend donc acte du passage du temps et livre un album qui aurait pu en rester au simple échelon de disque mineur (malgré toute la finesse et la mélancolie qu'il distille) sans son titre final, qui lui fait prendre une toute autre dimension aux couleurs de testament. Dans l'impressionnant High Hopes, retour cette fois à la virtuosité et à la monumentalité des plus belles heures du groupe, comme si l'esprit du Pink Floyd de l'apogée revenait le temps de sept minutes prendre possession de ses membres. Je ne crois pas que cela démente, même si les apparences jouent contre moi, ma vision du reste de l'album.


Ce morceau-cathédrale jailli tout droit des cendres du Pink Floyd des seventies sonne en effet comme une présence plus que comme une réitération : c'est parce qu'il a formé dans The Division Bell une paix tranquille avec lui-même et son passé tumultueux que le groupe est capable de l'invoquer le temps de sept minutes et de s'offrir un mémorable chant du cygne qui dépasse peut-être tout ce qu'il a écrit auparavant. Un groupe n'est pas plus immortel qu'un homme, et seule son idée peut survivre intacte aux aléas du temps. Faire le deuil de sa propre jeunesse, n'est-ce-pas quelque part la laisser se détacher de nous et trouver sa place dans un passé qui lui sert d'écrin ? Il faut sans doute à tout artiste qui survit à son apogée, comme Gilmour et ses comparses l'ont compris sur cet album fécondé par High Hopes, accepter de vieillir pour mieux immortaliser sa propre légende, et l'inscrire immuable dans l'écheveau du temps avec l'encre de son propre vieillissement.

Kloden
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le 1 mai 2020

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