The Top
6.6
The Top

Album de The Cure (1984)

"This top is a place where nobody goes / You just imagine... You just imagine it all..."

En 1983, « Japanese whispers » avait permis à Robert Smith d'explorer de nouveaux horizons musicaux ; il s'agissait plus pour lui, à ce moment, de s'infliger un test de personnalité nécessaire à l'évolution de son groupe, et de voir ce qu'il allait en résulter. Un an plus tard, « The top » vient confirmer que la métamorphose a fonctionné, même s'il lui aura fallu passer pour cela par deux autres phases successives : un side-project bien barré (baptisé The Glove), dopé aux substances hallucinogènes, avec le bassiste des Banshees, et un rôle de guitariste au sein de ces mêmes Banshees, qui le lassera assez rapidement.
Au moment de la création de ce disque, Robert Smith se retrouvera cependant face à une question plutôt angoissante : qui sont vraiment les Cure en cette année 1984 ? Il souhaite relancer la machine, mais se voit mal le faire uniquement accompagné de Tolhurst. Alors il recrute des « pièces rapportées » : Andy Anderson à la batterie, Phil Thornalley à la basse et Porl Thompson à la guitare. Parmi eux, seul ce dernier parcourra un bon bout de chemin avec le groupe, restant toujours dans l'ombre même lorsqu'il n'en fera plus partie.
« The top » a donc été élaboré par cinq personnes, mais paradoxalement, Smith le considère souvent comme l'album solo qu'il n'a jamais fait. Sans doute est-il trop imprégné de la personnalité de notre leader hirsute, à l'époque, pour en être autrement. Comment le qualifier ? Tout adjectif se rapportant à la folie pourrait lui convenir. Mais je ne parle pas ici d'une folie ombrageuse, distordue et désespérée à la « Pornography », mais plutôt d'un gros pétage de câble potache, d'une bouffée délirante provoquée par une montée d'endorphines (ou un abus de LSD). Oui, oui, toutes ces couleurs bizarres sur la pochette, c'était pour ça. L'artwork nous apprend encore autre chose d'ailleurs : police digne des Mille et Une Nuits, symboles hiéroglyphiques... Après le psychédélisme japonisant, The Cure surenchérit donc dans cette veine orientale, mais déplace son curseur vers un Monde Arabe fantasmatique, celui des contes, des légendes et des mythes religieux. Si ce disque a un but, c'est bien de déconcerter son auditeur, de provoquer un désordre des sens, comme une toupie hypnotique ou une tornade du désert. Deux titres sont particulièrement emblématiques de cet état d'esprit : « Wailing wall », sorte de transe angoissée et mystique, pèlerinage assoiffé vers une ville en ruines, et « The top » en conclusion, où les paroles inquiètes de Smith ressemblent à un mirage (« This top is a place where nobody goes / You just imagine... You just imagine it all... »). Ici, la musique vous étourdit comme un soleil de plomb, et vous engloutit comme des sables mouvants.
Ces morceaux sont en fait des oasis de léthargie au milieu des autres, plus animés, qui fleurent bon la pop totalement débridée, comme le prouvent d'ailleurs les lignes de chant décomplexées. Le grillage de neurones monte d'un cran avec « Dressing up » et « Piggy in the mirror », mélanges de fièvre et de sensualité doucereuse nés du même moule que certains titres de « Japanese whispers ». Un peu plus haut sur l'échelle du délire se trouvent « Birdmad girl » et « The caterpillar » (l'unique single tiré de cet opus), qui s'inscrivent comme deux beaux exemples de sucreries acidulées, dont les mélodies imparables vous explosent en tête. Mais la championne dans cette catégorie reste sans nul doute « Bananafishbones » : tout est bizarre là-dedans, que ce soit le rythme, le texte ou les effets sur les instruments. Inspirée par une nouvelle de Salinger, la chanson devient entre les mains de Smith une chimère nerveuse et surréaliste... Sans hésitation, c'est le plus gros trip de « The top ».
Subsistent pour terminer trois titres que l'on pourrait regrouper sous la même bannière, ceux qui rappellent les Cure d'avant le clash post 82, où l'on voit réapparaître cette rage qui vient des tripes. On sent la douleur s'insinuer, menacer, mordre et libérer son poison comme un crotale ; mais cette fois Smith parvient à dompter le reptile, à le charmer, à le manipuler, pour qu'il ne serve que son œuvre. Ainsi, les guitares tortueuses et tranchantes de « Shake dog shake » répondent en écho à celles de « One hundred years », mais le propos semble plus positif ("Wake up in the dark / The aftertaste of anger in the back of my mouth [...] Wake up in the new blood / Make up in the new blood / Shake up in the new blood /And follow me to where the real fun is..."), à la limite de la rédemption ; la batterie martiale de "The empty world" ne peut que renvoyer à celle de "The hanging garden", mais l'espèce de flûte déglinguée qui l'accompagne en fait une marche militaire absurde ; enfin, le chaos sonore et le malaise qui suintent de « Give me it », réglée sur 100000 volts, assomment, étreignent et étranglent comme les ambiances claustrophobiques de « Doubt », « A short term effect » ou « Pornography » (la chanson), la puissance en plus. Du lourd. On pourrait craindre que ces morceaux ne dénaturent le disque, mais l'ingéniosité musicale des Cure ne nous donne globalement pas de raisons de douter. Bon, d'accord, « The empty world » est un peu inconsistante par rapport à quelques faces B écartées à l'époque (notamment « Happy the man »), mais pas de quoi gâcher un ensemble intelligent et très solide, malgré sa folie apparente. En effet, une fois le disque terminé, « The top » laisse exactement l'impression que ses auteurs souhaitaient qu'il laisse : celui d'une rêverie qui se dissipe. On est un peu dans le flou, comme si l'on revenait de quelque pays lointain, inconnu et légendaire. Et l'on se remémore cette voix envoûtante qui nous guidait à travers le simoun, et nous guidera chaque fois que nous aurons envie de notre dose d'illusion.
Psychedeclic
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le 22 déc. 2011

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Psychedeclic

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