Du côté ensoleillé de l'Océan : L'ultime épiphanie de Joe la Mort

Gare, amis lecteurs, pensez à vous déchausser en entrant, laissez vos couvres-chef à la porte car vous voici en présence du plus grand disque de John Fahey dont personne n'a entendu parler... Jusqu'en 1997 tout du moins. « Qu'est-ce à dire ? » me répondrez-vous, fins connaisseurs de la chose blues que vous êtes, « tout le monde sait bien s'il s'agit d'un des albums les plus populaires du Big John ! » Et vous aurez raison de le souligner. Seulement mesdames à l'ouïe affutée, messieurs au tympan dressé, cette reconnaissance ne s'est pas faite en un jour. On peut même affirmer sans risque qu'elle fut carrément tardive. Une fois de plus, un peu d'histoire s'impose...


Au sortir de son Volume 3, sa virée dans le grand Sud, Fahey obtient pour la première fois un contrat avec un label qui n'est pas le sien propre : Riverboat Records. Seulement le tirage qui en sera fait sera ridicule : 50 disques pressés. Soit deux fois moins que Blind Joe Death que Fahey avait financé avec sa maigre paye de pompiste, pour rappel. Était-ce une décision du John lui-même, lui qui a toujours prouvé qu'il se fichait éperdument d'avoir une carrière ? Ainsi peu de gens posèrent effectivement l'oreille sur ce merveilleux petit disque réduit à l'état de rareté. Bien sûr, il fut l'objet de rééditions successives avec les années, mais celle qui le fit découvrir au mode entier (tout étant relatif) fut de fait celle de 1997, en CD, à l'époque où la mystique entourant l'existence et l'art de John Fahey était à son paroxysme et que la jeune génération le redécouvrait massivement.


M'enfin, toujours est-il que sur cette première édition de The Transfiguration of Blind Joe Death, John insiste pour tout faire à la main. Ainsi, les rares qui à l'époque auront mis la main dessus auront eu le plaisir de découvrir un objet qui valait l'achat pour une myriade de raisons. Pour la première fois, Fahey dit merde aux pochettes ultra-sobres à gros caractères noirs sur fond blanc de ses trois premiers essais et nous offre une illustration étrange, à la fois mystique et moqueuse... marquante en tout cas, c'est déjà ça. Sur ce disque, la notion de « livret » prend tout son sens : les inénarrables notes de pochette sont cette fois rédigées par son coloc de l'époque, Alan Wilson de Canned Heat (qui écrit sous le pseudonyme de Charles Holloway). Et c'est quasiment un roman, rédigé dans un style évoquant une espèce de Kafka surchargé et absurde ; je vous encourage à y jeter un œil ne serait-ce que par curiosité.


Enfin bref, on en avait pour son argent. Surtout que musicalement, le moins qu'on puisse dire que c'est que ça dépote. Pourvu qu'on accepte la face lo-fi de cet enregistrement, car pour une bonne partie des pistes Fahey ne disposait pas d'un studio, mais à la place campait dans l'appartement d'un porte qui disposait d'un magnéto. Heureusement, comme on a pu le voir auparavant avec ses premiers essais, la rugosité lui va si bien... Et puis on est pas non plus revenu au temps de Blind Joe Death ; en 6 ans le vieux bluesman aveugle, muet et imaginaire (la vie est chienne parfois) a eu tout le temps de déconstruire son style, et si ce sont bien ses échos qu'on perçoit entre deux crépitements de vinyle, on le retrouve bel et bien transfiguré. Sur cette collection de 15 titres, John se fait plus accompli que jamais, chaque pièce va à l'essentiel, sans errance, sans longueurs, comme s'il avait voulu délivrer là sa déclaration finale sur la première « ère » Fahey. D'autant qu'avec le disque suivant il partira complètement à l'Ouest de ses travaux précédents et virera expérimental. N'allez pas pour autant croire que le guitariste cesse d'emprunter des chemins de traverse, c'est juste que tout est plus concentré, plus fluide et d'une évidence déconcertante.


Prenez une certaine « On the Sunny Side of the Ocean » et ses thèmes déjà imaginés dans les 10mn de « What the Sun Said » sur le volume 3 : ça n'est plus du blues, pas du folk ni de la country, certes pas du raga, et du classique nenni. Pourtant, ça en a toutes les couleurs... c'est tout simplement une des compositions les plus émancipées de Fahey ; un de ses premiers authentique chef-d'oeuvre et l'indiscutable sommet du disque. Et ça ne dure que 3mn30. Sans oublier le plus beau dans l'affaire : c'est facile à jouer ! Gratteux de tout poil, vous n'avez aucune excuse. Mais ce n'est qu'un exemple, un seul quinzième du disque. Le plus brillant certes, mais d'autres petits fragments d'éternité attendent de vous prendre tranquillement à revers aux quatre coins de l'album. John use et abuse tout particulièrement de la slide-guitar ici, promenant son bottleneck paresseusement le long de la complainte engourdie « The Death of the Clayton Peacock », mariant blues et raga sur « I Am the Resurrection » au long de faux-départs contemplatifs savamment calculés, ou encore nous offrant un authentique faux-départ gardé au montage ; cette fameuse entame de « Poor Boy » sur laquelle son chien se met à aboyer dès les premières mesures, forçant Fahey à s'interrompre pour lui intimer le silence d'un « Schhh ! Sch. » bourru (dans la série des grands moments non-musicaux du bonhomme, c'est à égalité avec le mouchage de nez du live à Santa Barbara). Je pourrais encore vous parler du ragtime enjoué de « Brenda Blues », de la bouffée nostalgique du medley sudiste, voire des quelques banjos habilement disposés ici et là, mais j'en ai déjà bien trop dit. À vous de fantasmer le reste (et puis pourquoi pas de l'écouter, ce serait pas mal).


Pour toutes ces raisons, on peut difficilement résister à la facilité journalistique consistant à désigner The Transfiguration of Blind Joe Death comme l'album définitif de la première période de John Fahey. Jusqu'au titre même, sacrebleu : comme si John nous disait en substance « Mission accomplie ! J'ai acquis mes lettres de noblesse en tant qu'artiste unique et inclassable, marquez ce disque d'une pierre blanche. » Et en effet, ce pauvre bon vieux Joe la Mort a bien été transfiguré, de son blues originel il ne reste que des fragrances éparses, qui pétillent avec toutes les autres dans cette immense et bouillonnante soupe... primitive. Oups !


NB : Il est amusant de noter que si le disque à venir sera intitulé Volume 4, The Transfiguration a été plus tard renommé Volume 5 lors de sa réédition sur Takoma Records. Erreur de chronologie ? Pas si simple, puisqu'il semble que la pochette même de l'édition originale de The Transfiguration comportait quelque part l'inscription « Volume 5 »... Probablement encore une fantaisie de l'éternel blagueur.

T. Wazoo

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