Sale Freux est un groupe assez populaire de la scène française, mais qui peine à faire consensus. Le chant criard — Dunkel souhaite sans doute imiter un corvidé, son animal fétiche — dérange souvent, ce que je peux comprendre. Les thématiques et l'imaginaire du groupe déplaisent aussi à certaines catégories de personnes : Sale Freux, c'est l'ennui rural, la glaise, la monotonie, l'alcoolisme, les déboires amoureux, les balades dans les champs et les bois sous la pluie d'automne ou d'hiver pour passer le temps, à ressasser des pensées assez peu joyeuses. C'est, je trouve, une bonne illustration de la France de notre époque — d'une France qui « tire la gueule » (L'Exil), abandonnée dans des campagnes devenues désertes, tout juste bonnes à produire du lait industriel et des céréales OGM. Des campagnes où l'éternel paysan a laissé place à « l'exploitant agricole » suicidaire et au chômeur alcoolique, des campagnes où près de 90% des bars ont fermé en quelques décennies, où les services publics se font rares, où la monotonie télévisuelle a remplacé le bal populaire et les concours de pêche à la ligne.


Cela dit, Sale Freux avait commencé comme un groupe de Black Metal tout à fait classique, parlant de forêts, de pluie, de brouillard, de corbeaux, d'épidémies moyenâgeuses et d'idées noires — avec un brin d'élitisme moribond fièrement affiché. Le groupe a commencé à changer de direction en 2012, avec l'Exil. En 2015, Crèvecoeur amorce une mutation plus profonde, non plus seulement thématique, mais aussi musicale. A l'époque, j'avais trouvé l'album convainquant qu'à moitié, et j'avais peur que Sale Freux soit sur sa fin. Adieu vat! sorti en 2016 souffre aussi d'imperfections, même si je le trouve extrêmement touchant. (ce passage magnifique où Dunkel donne la parole à un authentique clodo ivre-mort vitupérant contre les flics qui souhaitaient interrompre sa contemplation avinée de l'océan à la presqu'île de Crozon...)


En 2017, Vindilis fut cependant une belle surprise : une ode magnifique aux îles bretonnes de l'enfance de Dunkel (je crois), aux compositions soignées et poignantes. Avec Trouvère à heures perdues, on peut dire que Sale Freux a pleinement accompli sa mutation. Finies les dissonances, finis les tritons : place à la mineure harmonique. (enfin, je suppose)


Pour être plus explicite, Sale Freux s'est orienté vers un Black Metal simplement mélancolique, triste, assez noir et pessimiste. On pourrait peut-être le rapprocher du DSBM, même si c'est encore autre chose. Sale Freux c'est, en fait, un groupe plus atypique qu'il n'en a l'air. C'est un groupe que je trouve profondément humain et sincère. Il n'y a pas vraiment de fioritures, c'est juste un bout de réalité, un bout de XXIe siècle traduit dans un art poétique noir, pessimiste mais sensible et authentique. Le rapprochement peut paraître bizarre, mais c'est un peu le Déluge de l'autre-côté du périphérique (encore que l'imagerie de Déluge soit très rurale : c'est un groupe qui fait « petite bourgeoisie provinciale » je trouve). Ou un Déluge plus sobre, plus populaire, plus franchouillard, mieux enraciné. Plus adulte aussi, peut-être, plus ancré dans la réalité, moins idéaliste, nettement plus exigeant en termes d'écriture en ce qui concerne les paroles. (mais j'aime beaucoup Déluge)


Je trouve très intéressante la démarche du groupe. Dunkel raconte plus ou moins sa vie, il parle des lieux qu'il a vus, narre ses déboires amoureux, son ennui, sa mélancolie. C'est sincère, il ne se cache pas (ou pas beaucoup) derrière un air qu'il se donne. Cette façon aussi de nommer les lieux accentue l'impression de vécu, ou l'intimité. C'est aussi une façon de parler directement à l'auditeur : ce dont il parle, c'est de nous, de notre pays, de notre France. Personnellement, ce qu'il décrit me parle beaucoup.


Dans Trouvère à heures perdues, le corbac breton, le trouvère de langue d'Oïl (un compositeur d'amour courtois du Moyen Âge), s'aventure en Occitanie (c'est-à-dire là où est né l'amour courtois, avec les troubadours des XIe-XIIe siècle) ; en terre gasconne, dans le bon comté d'Armagnac, plus précisément dans le département des Landes et surtout dans celui du Gers — qui figurent parmi les départements les moins peuplés de France aujourd'hui — autour de deux villages vraisemblablement assez perdus, L'Estang et Soubère. Il y entretient une relation amoureuse qui paraît un peu difficile. Mais on ressent une réelle affection dans ses propos, c'est assez touchant, et plutôt inattendu pour un groupe de Black Metal. Mais dans la mesure où c'est bien fait, je trouve la démarche appréciable et même assez « rafraîchissante ».


L'écriture de Dunkel est assez personnelle, son style est aisément reconnaissable, et franchement bien fichu : ce n'est pas si évident de « bien sonner » lorsqu'on chante en français, surtout du Black Metal. Ces trois couplets (de « Trouvère à heures perdues », 2e piste) sont assez beaux, je trouve :


« Et comme j’ai le drame dans le sang…


…J’ai serré la mâchoire à m’en écraser les dents,
Le regard illustre et malveillant en même temps.
J’ai une passion sans limite pour ton élan désarmant,
Pour notre fatale étreinte en départ de gare de Mont de Marsan.


Je suis nostalgique même de t’avoir vu partir les bras ballants,
De ta moue qui me rendait si dur, si dur, quotidiennement.
Il y avait dans l’air comme un autan de changement,
Je rêve encor’ éveillé de consommer ta gente faible et ta grande jouissance.


Vint ce beau matin ou j’ai dû faire du vent avec nos bras
ouverts sur ton âme aussi cosmique que casanière,
Tentative dernière pour me retenir sous tes draps
contraires à mes heures perdues de trouvère. »


Dunkel a bel et bien le sens du drame, peut-être aussi du tragique. Les émotions négatives se mêlent à la douceur, à l'affection ; la dureté aux plaisirs, les bons moments aux moments difficiles. Le corbac ne fait pas dans l'idylle, il n'idéalise pas vraiment (c'est même le contraire) : il donne juste un bout de réel (théâtralisé, poétisé, peut-être un peu noirci, certes). Donc quelque chose de compliqué et d'ambigu.


Musicalement, le tout reste relativement simple et traditionnel. Dunkel a bien sa patte cela dit, elle aussi aisément reconnaissable. Les parties acoustiques sont toujours magnifiques — c'est une vieille habitude. On sent de-ci de-là des petites nouveautés, des changements. L'originalité est bien présente, mais elle est dans le détail — même dans les samples ou les voix. C'est sans doute pour ça que la musique de Sale Freux est parfois jugée peu intéressante. Pourtant, même une écoute assez superficielle me semble révéler quelque chose d'assez unique : ça ne frime pas autant que les grosses productions des Acteurs de l'Ombre (qui sont souvent bonnes, je n'en dit pas du mal) qui finalement copient pas avec toujours beaucoup d'originalité les trucs internationalement à la mode en ce moment, mais ça existe, ça vaut quelque chose, et c'est différent.


Il faut dire, Sale Freux peut paraître voler un peu dans son coin, conservant les habitudes traditionnelles de production et de diffusion informelles, quand les « gros » labels se laissent de plus en plus aller aux techniques marketing les plus douteuses et les plus ennuyantes sur les réseaux sociaux — ce qui ne les empêche cela dit pas de faire un travail extrêmement qualitatif de passionnés.


Bref, c'est un bel album. A écouter avec modération cela dit peut-être : sa noirceur est assez contagieuse, et ça finit par vraiment ficher le cafard...

Antrustion
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le 6 févr. 2019

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