“X”
7.9
“X”

Album de Klaus Schulze (1978)

Prends garde, lecteur, si tu es profane ! Si tu t'aventures pour la première fois sur les plates-bandes électroniques de Klaus Schulze, prend garde car cet album est grand (et pas vraiment représentatif de ses autres travaux). Grand déjà par le format ; plus de deux heures de musique étalées sur 6 pièces et deux CD, de quoi être écœuré avant l'achat. Grand ensuite et surtout par l'ambition ; X est l'explosion des barrières de la musique électronique de Schulze. L'entrée de l'artiste dans le monde ardu de la symphonie. Dans ce qui restera comme le plus flagrant pieds-de-nez de sa carrière tranquille, le sieur Schulze va tenter de se hisser à la hauteur de ses illustres ancêtres classiques. Rien que ça. Cette absurde folie des grandeurs est ce qui fera de cet album le moins homogène de la grande époque de Schulze, ainsi que le moins cohérent, le plus casse-gueule, le plus écœurant, le plus boursouflé, le moins académique. Mais aussi mon préféré.


Doté d'une telle vision, c'était tout ou rien. Ou bien l'ami Klaus nous pondait une bouse prétentieuse où son art synthétique délicat laissait place à un piètre arrivisme orchestral, ou bien il signait là son plus grand chef-d'œuvre culotté. Difficile d'établir objectivement laquelle des options ci-dessus est celle qui correspond la mieux à X ; les détracteurs et adorateurs de l'album pourront se livrer un débat sans fin sans que l'un ou l'autre des côté prenne le dessus. Le reste, comme souvent, est une affaire de goût. Les puristes du Schulze auront tendance à regretter l'introduction de cordes dans son art (violons, violoncelles et contrebasses dans le "Ludwig II. von Bayern"), tandis que d'autres, plus aventureux et perméables au changement verront d'un œil pétillant l'ouverture stylistique de l'allemand.


Mais concrètement, X, quoi qu'est-ce ? C'est un concept, déjà. Léger, cela dit ; Schulze se contentant une fois de plus d'honorer ses compatriotes en nommant ses morceaux d'après de grands personnages teutons (respectivement "Nietzsche", "Georg Trakl", "Friedmann Bach", "Ludwig II. von Bayern" et "Heinrich von Kleist") afin d'en peindre en quelque sorte la biographie musicale. Mais ce concept ne porte pas à conséquence dans la composition elle-même ; de même qu'on ne perçoit aucune trace de l'emphase Wagnerienne dans Timewind, je n'ai pas encore ressenti le nihilisme de Nietzsche dans la pièce portant son nom...
Sur le plan musical (enfin !), le premier CD est une espèce de bilan de l'évolution électronique de Schulze depuis Timewind jusqu'à ses derniers travaux sur Body Love II. Classique par le format et par le contenu, cette première partie tempérera les virulences des puristes, qui auront du bon vieux Schulze old-school à se mettre sous la dent. Ainsi, "Friedrich Nietzsche" rappelle Moondawn avec ses martèlements virtuoses (par l'ancien complice de Klaus ; Harald Grosskopf) et ses bandes stratosphériques, tandis que "Georg Trakl", plus sobre, évoque la plénitude aride de Timewind. "Frank Herbert", quant à lui, surprend par son rythme effréné (toutes proportions gardées, on reste dans de l'ambiant répétitif).


Et c'est là, dans l'achèvement du premier disque, sur "Friedmann Bach", que se profilent les premières traces, timides, de l'ambition orchestrale de Schulze. Alors que le début se fait monotone et désolé, se distinguent en arrière-plan quelques lignes de violons formant des lignes mélodiques à part. Comme autant de dissonances avec les séquences synthétiques du premier plan, les cordes installent un climat étrange, schizophrène, première preuve discrète de la folie créatrice de Schulze. Mais tout cela n'est encore que l'apéritif, le prélude alléchant de la pièce majeure du disque. Sur une anarchie de cordes maîtrisée (mais toujours à l'arrière-plan), le morceau s'achève...
... et "Ludwig II. von Bayern" s'entame. Le voilà, le point d'orgue de l'album, l'origine de cette guerre de ressentis chez les fans divisés. L'essai symphonique génial de Schulze. La pièce s'entame dans un capharnaüm de lourds synthés, qui laisse rapidement place à une grosse contrebasse qui s'empare de l'espace sonore et, à grands renforts de violons et violoncelles, envahit le premier plan. En terme d'agencement sonore, "Ludwig" est le miroir de "Bach" ; les cordes devant, les synthés derrière, rendus presque inaudibles par la déferlante des archers qui décochent des notes en rafales sous la direction du grand Schulze. Et c'est là que mes connaissances sont dépassées... Car ce qui suit est un méli-mélo de nombreuses formes classiques qui me sont inconnues. Je ne pourrais donc pas placer de mots sur ce qui vous attend si vous décidez de vous procurer cette œuvre. Le ton y est tour à tour joyeux et menaçant, les cordes coulent en cascade et l'auditeur, pris au piège de la transe à la Schulze croit entendre ses chefs-d'œuvre fétiches du classiques, comme si les grands compositeurs des siècles précédents étaient ranimés par l'électricité de Klaus Schulze et amenés à se donner la main dans un gloubiboulga de haute volée. Esbroufe ou pas ? Mystère... moi je prends mon pied et n'en demande pas plus. Bémol, néanmoins ; ce très long interlude en plein milieu du morceau où Schulze semble s'être absenté de la salle pendant que les violonistes, laissés en plan, s'entêtent à répéter deux notes pendant presque dix minutes... jusqu'au retour en grande pompe de l'artiste et de sa symphonie pour musique électronique s'élevant au dessus de sa condition. Une intervention surprise de la batterie plus tard, et le morceau se termine, dans une stridence finale de synthé.
Et maintenant que l'ambition démesurée de Schulze est acceptée (à ce stade là, l'auditeur mitigé se sera prudemment endormi en plein milieu de "Ludwig"), c'est le retour au calme de "Heinrich von Kleist" qui guidera tranquillement notre retour vers la terre ferme. Sur ce morceau suave, les cordes et les claviers ont fait la paix. Ils ont cessé de se chamailler pour attirer notre attention et s'expriment chacun leur tour, servant à merveille la mélancolie du morceau. Le violoncelle de Wolfgang Tiepold s'accorde au diapason des solos contemplatifs de Schulze, et dansent l'un avec l'autre tout au long des 29 minutes qui, sur fond de mellotron dense accompagnera l'oreille apaisée de l'auditeur jusqu'à l'intensité finale.


Et voilà comment monsieur Klaus Schulze réalisa son œuvre la plus passionnante, la preuve qu'il refusait de se laisser enfermer dans un académisme ennuyeux qui l'aurait banalisé au travers de fresques, certes bien réalisées, mais devenues froides et dépourvues de chair. Un sursaut d'ambition et d'exigence qui mérite, malgré ses inévitables défauts et boursouflures, la note maximale.

T. Wazoo

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