Achille Talon est une bande dessinée, créée en 1963 par le dessinateur Michel Greg pour être publiée dans le magazine Pilote, et qui malheureusement se fait petit à petit oublier. En effet, méconnue des jeunes zazous d’aujourd’hui (dont je fais partie même si j'utilise des expressions d’ancêtre réactionnaire), la série nous a comme quittés en même temps que son créateur (en 1999), car piètrement poursuivie après le décès de Greg par Windenlocher (qui aurait dû se contenter de Nabuchodinausore) puis par Pierre Veys et Moski, on ne peut affirmer qu'elle aie survécu aux années 2000. Achille Talon, BD humoristique s'il en est, a bien fait rire nos parents (et grands parents), c'est pourquoi leurs enfants (nous, la génération Y, bien que je déteste cette expression) ont pu en profiter en faisant des recherches dans la bibliothèque familiale (et c'est bien la meilleure chose que des parents normalement constitués puissent transmettre à leurs enfants, si vous voulez mon avis). Les jeunes qui connaissent Achille Talon deviennent aussi rares que chanceux, et personnellement, je juge que cette bande dessinée n'a pas fait son temps.


Achille Talon, sur 48 albums (dont environ 40 de Greg), a couvert plus de 3 décennies. La bande dessinée au personnage éponyme a d'abord été lancée par Pilote, et a rencontré un succès croissant, ce qui explique le nombre d'albums parus, et le fait que lorsqu'on parle de Greg, on pense immédiatement : « Ah oui, le créateur d'Achille Talon... » alors que ce-dernier a réalisé plus de 250 albums de son vivant. Il est le père de beaucoup d'autres séries et personnages tels que Bernard Prince, Comanche, les As, Rock Derby, et il a coscénarisé des Spirou et Fantasio avec Franquin tout en travaillant en parallèle avec Hergé. Je viens d'ailleurs d'apprendre que Greg a écrit le scénario du film d'animation Tintin et le Lac aux requins, que j'avais adoré étant petit, ce qui fait que je l'admire encore plus. Dessinateur comme scénariste ainsi que rédacteur en chef, Michel Regnier de son vrai nom était quelqu'un de très polyvalent, et avec Achille Talon, je lui dois de sacrés fous rires (seul ou entre amis). Mais venons-y au fait.


Rien à redire sur le dessin classique de la BD franco-belge, attardons-nous d'abord sur les personnages, car avec les dialogues et les calembours, c'est ce qui fait tout Achille Talon :


-Achille Talon (justement) est le personnage principal. C'est le héros qui est tout sauf un héros : bourgeois quadragénaire de son état, il vit à Paris, ou dans les environs de la capitale, si je ne m'abuse. Le personnage n'a rien pour plaire, et paraît exactement à l'opposé du héros de comics américains, ce qui m'a toujours plu : c'est l'antihéros parfait. Physiquement jovial et épanoui, il souffre d'une ossature lourde, d'un nez ventripotent, d'un ventre neznorme (il déteste qu'on lui dise que son nez est gros) et d'une calvitie macadamesque. Talon est habillé d'un ensemble jaune criard à boutons rouges, surmonté d'un costume bleu ciel, ce qui insiste sur le ridicule du personnage qui ne passe pas inaperçu. D'ailleurs, même s'il est l'archétype du bourgeois commun, à la fois aimable et pédant, compréhensif mais prétentieux, sympathique et vaniteux, Achille Talon ne passe jamais inaperçu. Au contraire, il tient toujours à se faire remarquer, à se voir ovationné par une foule adulatrice, à impressionner le quidam par ses capacités oratoires... De ce fait, il parle comme doit parler un érudit, selon lui. « Achille Talon, érudit... » est d'ailleurs sa formule de présentation favorite. Phrases verbalement complexes et formulations alambiquées sont son style de dialogue (et de pensée), et c'est bien là le fondement de toute la BD. Par exemple, pour rabrouer un vendeur de brosses faisant du porte-à-porte, Achille dira « Je dois vous informer que dans la conjecture actuelle, ces négociations sont hélas promises à l'échec, toute considération personnelle mise à part ». Et dans ce gag précis, en disant cela, il piétine rageusement le vendeur agonisant en le frappant avec un balai (et ce n'est pas le plus bel exemple, mais il y en a tellement que j'ai ouvert au pifomètre le premier Achille Talon qui m'est venu sous la main). C'est bien cela qui est désopilant dans cette BD : Achille est perpétuellement grandiloquent et exubérant dans son discours, et cela peu importe la situation, ce qui crée des décalages cultissimes. Naturellement naïf, grotesque et prétentieux, Talon en fait toujours trop, et se mêle toujours de ce qui ne le regarde pas, ce qui l’entraîne à chaque fois dans des situations rocambolesques et démesurées, que ce soit dans les gags d'une ou deux pages ou dans une aventure couvrant tout un album. Arrivé à ce stade de l'article, je réalise avec effroi que j'ai omis de signifier antérieurement que Greg pouvait adopter aussi bien le format de gags courts que d'histoires longues pour Achille Talon. C'est maintenant chose faite. Si l'on prend le trente-deuxième tome, Achille Talon et la traversée du disert, l'aventure commence le plus tranquillement possible, lors d'un pique-nique organisé entre Achille et ses amis, et au bout de quelques planches, tout ce petit monde est victime d'une prise d'otage, et s'ensuit une course-poursuite avec la police pavée de rebondissements. Bref, avec la malchance et la maladresse de notre Achille national, tout est possible. Je crois que c'est tout pour le personnage principal, je me suis un peu laissé emporter par sa riche personnalité. Bon, il faut préciser que sa voiture est une Achilles 1908. Habile, Bill. Et certes, son nom est une allusion au « talon d'Achille ». Voilà, c'est dit.


-Le second personnage emblématique de la série est Hilarion Lefuneste, l'éternel voisin sarcastique d'Achille. En plus de posséder un nom insoutenable de drôlerie, Lefuneste tient à la fois le rôle de l'ami comme du voisin parasite, ce qui est vraiment plaisant. Il est souvent complice avec Talon lors des aventures de ce-dernier, mais la plupart du temps, les deux larrons passent leur temps à se disputer en langage châtié d'un côté à l'autre de la haie séparant leurs jardins respectifs. Leurs joutes oratoires sont des plus comiques, et les gags commençant par une joyeuse engueulade entre Achille et Lefuneste sont (selon moi) généralement les meilleurs. Greg s'est inspiré de ses propres traits pour dessiner Lefuneste, et je pense que ce-dernier est mon personnage préféré. Il donne magistralement la réplique à Talon, derrière ses lunettes teintées et sous sa casquette douteuse. D'ailleurs, les prises de bec entre Talon et Lefuneste partent généralement d'un motif ridicule : je pense particulièrement à un gag où on les voit se bagarrer pour un motif qu'ils ont eux-mêmes oublié, ils essaient alors de se le rappeler, Talon suggère que leur conflit serait parti de la nouvelle boite aux lettres de Lefuneste qui empiète sur son terrain et qu'il juge hideuse et de mauvais goût, mais Lefuneste répond que ce n'est pas ça et qu'il s'en souviendrait. Finalement, considérant le fait qu'il est stupide de se battre pour un conflit dont ils ont oublié la cause, ils se réconcilient, se pardonnent et se quittent en frères. Enfin, juste avant que Lefuneste crie à Talon «...et sinon, qu'avez-vous dit à propos d'une magnifique boîte aux lettres qui serait hideuse et de mauvais goût ?... ».


Talon et Lefuneste forment un duo de choc, l'un n'allant pas sans l'autre, ils sont un peu les Starsky et Hutch de leur voisinage, si je peux me permettre cette image. Leurs entrecritiqueries mesquines font la joie du lecteur, et on peut en dénombrer des tonnes, comme « Lefuneste, votre perfidie naturelle n'a plus de prise sur moi, trouvez-vous une autre victime, plus bête. » ou « Persiflage absurde et conformisme atterant : c'est tout vous, ça, Lefuneste. ». Parfois, il ne s'agît que de majestueuses injures telles que « cromagnonesque pantin » ou « caricature sceptique ». Mais l'injure la plus courante entre les deux partis est « cuistre », que l'on retrouve au moins une fois toutes les trois planches. Dans tous les cas, Lefuneste, même lorsqu'il s'entend avec Talon, tourne tout en dérision, ce qui fait de lui un personnage jouissif et immanquable (d'où mon pseudo senscritique heum heum).


-Les personnages restants sont secondaires bien que très importants : un caractère essentiel à la série est celui de la marquise Virgule de Guillemets, femme snob et gâtée, et fiancée d'Achille (qui reste pourtant un célibataire de renom). Elle organise des réceptions où Achille a le don de tout tourner en ridicule. On peut aussi mentionner Alambic Dieudonné Corydon Talon, père d'Achille, portrait de son fils, une large moustache rousse en plus. Il traîne toujours des canettes de bière derrière lui, aimant « se siphonner des bons demis », et beaucoup de gags tournent autour de sa relation privilégiée avec l'alcool ou bien celle (moins privilégiée) avec sa femme, Maman Talon aux yeux d'Achille. Cette-dernière est spécialisée (entre autres) dans le ménage, et prend un soin incommensurable de son fils, « Chichille, mon fils à moi ». D'autres personnages récurrents sont les deux « grandes têtes » du journal Polite où Achille travaille, parodie du journal Pilote tenu par René Goscinny (ce génie) et Jean-Michel Charlier. Le premier est la parodie du premier, Goscinny étant représenté comme un directeur sadique constamment sur les nerfs, refusant toutes les propositions des dessinateurs dont il est le supérieur sans pitié, créant des tests impossibles pour évaluer ses subordonnés et distribuant le travail à la pelle. Un petit peu l'inverse de ce qu'était Goscinny réellement, quoi. Le second est donc Charlier, homme débonnaire plutôt corpulent mangeant des sandwichs coulants de garniture sans discontinuer. Quelques autres collaborateurs de Pilote sont également parfois représentés. Enfin, un de mes personnages préférés est le commerçant Vincent Poursan, radin notoire présentant un sens très personnel des affaires : un jour où Achille veut acheter un pot de colle dans sa boutique, il lui conseille d'en acheter six, car dans ce cas « un chalumeau est offert, et c'est le seul moyen d'ouvrir les couvercles des pots ». Dès que Talon se rend dans une boutique, peu importe le service présenté par l'échoppe, c'est Poursan qui la possède, à croire qu'il détient tout le monopole du quartier. On peut finir la liste des personnages sur M. Zlotz, connaissance étrangère de Talon qui détient un français bien à lui : « Vous ne pas oser Zlotz mentationner dire !... »


Un panel de personnages aussi croustillant devrait déjà vous donner l'envie de vous plonger dans Achille Talon. Si ce n'est pas le cas, allez consulter. Je crois l'avoir déjà explicité plus haut, mais l'originalité et tout le style de la BD réside dans son texte. Achille Talon n'est pas seulement une œuvre pour littéraires, bien sur, mais les dialogues sont toujours très recherchés, soutenus comme incongrus, c'est pourquoi votre petite sœur de huit ans ne pourra guère apprécier toute la finesse du texte. Cela dit, j'ai dû découvrir Achille Talon quand j'avais dix ans, et la complexité des dialogues ne m'a pas rebuté : même si j'étais loin de tout comprendre, je sentais que tout ce texte était drôle à souhait, ce qui me faisait rigoler d'autant plus. Il faut dire que j'ai toujours apprécié les termes compliqués, je les découvrais dans Achille Talon et je les utilisais ensuite dans mes phrases de tous les jours (ce qui devait faire de moi quelqu'un d'absolument insupportable). Je me souviens même être allé à la bibliothèque à moult reprises rien que pour lire des Achille Talon. Certains des mes amis connaissaient la BD, ou bien je leur ai fait découvrir, et nous échangions des citations d'Achille dans nos conversations, ce qui nous faisait rire aux éclats. D'ailleurs, c'est toujours le cas. Autre caractéristique de cette BD : tout est dans le détail. Il faut toujours être attentif, car en tout petit par manque de place, vous pouvez lire des perles comme « tous nos œufs sont garantis pondus » devant une des boutiques de Vincent Poursan, ou encore « les enfants à naître sont priés de se faire accompagner de leur mère » sur le mur d'une maternité. Greg tourne toute la société des 70-80s en dérision et se moque tour à tour de la bourgeoisie, de la police, des médecins et autres braves citoyens. Achille Talon constitue donc un vrai régal pour moyennement petits et grands, que je ne peux vraiment que recommander. Après, il faut aimer lire des bulles colossales et se concentrer sur les dialogues (parfois au dépit de l'histoire), et vouloir relire certains albums pour pouvoir assimiler tout l'humour de la BD.


Pour conclure, je dirais que mes trois Achille Talon préférés sont Le Roi de la science-diction (tome 10), Le Mystère de l'homme à deux têtes (tome 14) et Il n'y a (Dieu merci) qu'un seul Achille Talon (tome 32). Ce n'est qu'un avis personnel, et si la BD vous plaît, rappelez-vous que vous avez plus de 40 tomes à décortiquer. Quand vous voyez un Talon, faites en sorte de ne pas les tourner ! Bonne lecture !

Lefuneste
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le 23 janv. 2016

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