La mutliquintessence est en danger : Casanova ne peut que tuer la même personne, encore et encore.

Ce tome est le troisième dans la série des Casanova. Il fait suite à (1) Luxuria (illustré par Gabriel Bá) et (2) Gula (illustré par Fábio Moon, le frère de Gabriel Bá) qu'il faut impérativement avoir lus avant.


Dans UNE réalité parallèle, LE Casanova Quinn (de la réalité 909) est à New York. Il récupère le dispositif permettant de détruire la réalité sur le corps lors de la cérémonie funèbre... et il le déclenche, évitant ainsi la fin de TOUTES les réalités de la multiquintessence. Il est téléporté au dernier moment dans sa dimension d'adoption (réalité 919), auprès de Ruby Berserko pour le débriefing. Elle lui apprend que Cornelius Quinn (le père de Casanova, mais aussi le chef de l'organisation secrète pour laquelle il travaille) l'attend pour les instructions suivantes ; l'entretien ne se passe pas très bien. Une cellule de texte apprend au lecteur que Cornelius Quinn décèdera d'un cancer peu de temps après la fin de cette histoire. Il est temps pour Casanova de retourner accomplir ses missions : détruire une réalité après l'autre, encore et encore, avec l'aide de Sasa Lisi (en provenance du futur). La découverte de l'identité de Newman Xeno permet de changer les paramètres de la mission : Casanova n'a plus qu'à assassiner Luther Desmond Diamond dans toutes les réalités (par "toutes", il faut comprendre l'infinité de réalités alternatives possibles), pour assurer la survie de la multiquintessence. Casanova n'en peut plus de ce boulot, de cette tuerie sans fin, et sans cesse renouvelée.


Le lecteur retrouve cet agent secret opérant sur plusieurs dimensions, s'inspirant de Jerry Cornelius,Luther Arkwright et James Bond. Le mélange de ces 3 personnages indiquait déjà que l'intention de l'auteur était aussi parodique que postmoderne dans le sens où Matt Fraction manie les aventures à grand spectacle, avec la dérision (une forme de second degré ironisant sur la nature artificielle des aventures de Casanova), le métacommentaire sur les conventions propres aux récits d'aventures et de science-fiction, et une mise en abyme en montrant que l'histoire racontée a d'autres issues dans d'autres dimensions.


Les citations choisies par Matt Fraction et mises en début de tome permettent de se faire une idée de son ambition d'auteur : Jose Luis Borges (Le temps se divise perpétuellement en un nombre de futurs indénombrable. Dans l'un d'eux, je suis votre ennemi.), Jim Jarmusch (Pour Jean-Luc Godard, ce qui importe n'est pas ce que vous empruntez, mais ce que vous en faites.), William S. Burroughs (J'ai l'intention de faire entendre un mot urgent d'avertissement du fait d'un environnement propre à un état pré-nova.) et Mike Tyson (Chacun a un plan jusqu'à temps qu'il reçoive un coup de poing dans la bouche.). Il est facile de comprendre l'objet de la citation de Tyson : Matt Fraction respecte les codes du récit d'action, avec bagarres, échanges de coups de feu, courses-poursuites, explosions, etc. Dans cette optique, la violence met un terme brutal aux plans des personnages. Cet aspect très divertissant de la gestion des problèmes par des conflits physiques est pris en charge par les illustrations de manière détendue. Le contour des formes est un peu grossier, presqu'esquissé dans un mode évoquant parfois Mike Mignola. Gabriel Bá s'attache à reproduire l'impression de chaque forme, plutôt que de tenter une approche photographique. Le premier pistolet laser de Casanova ressemble à un jouet en plastique. Le balayeur de rues est emmailloté de bandelettes, sans fente au niveau des yeux. Bá mélange sans complexe des voitures carrossées années 1930, avec une architecture de science fiction pour une sympathique course-poursuite. Il dessine avec le même premier degré un cosmonaute rencontrant un homme sur la Lune, un individu en train de composer une chanson courant tout nu dans la neige avec une cape de fourrure flottant au vent, ou un samouraï tranchant le crâne d'un panda, Newman Xeno emmailloté de bandages avec ses lunettes de soleil uniquement décoratives. Ces scènes d'action génèrent une gratification immédiate pour le lecteur absorbant ainsi son quota de divertissement dérivatif, drôle et second degré.


Pour les 3 autres citations, Matt Fraction les prend soit au pied de la lettre, soit en respecte l'esprit. Effectivement dans l'une des dimensions, le schéma ami/ennemi qui lie Casanova et Newman est inversé. Fraction applique au pied de la lettre cette maxime, tout en en respectant l'esprit. Les possibilités d'évolution de "Avaritia" sont infinies du fait du nombre de dimensions visitées. L'intrigue n'a pas de limite, Fraction peut littéralement l'emmener où il veut. Comme à la lecture de "Fictions" de Borges, le lecteur perçoit cette infinité de possibles, ces univers foisonnants, ces chemins non empruntés si proches de l'intrigue qu'ils en deviennent tangibles. Ce n'est pas un mince exploit pour des créateurs que de rendre palpables ce qu'ils ne montrent pas. Dans la majorité des comics (et une partie des bandes dessinées), les créateurs peinent déjà à donner de l'épaisseur à l'environnement dans lequel évoluent leurs personnages. Ici le monde de Casanova prend vie, ainsi que toutes les autres dimensions évoquées grâce à des techniques narratives intelligentes. Lorsque Casanova commence à éprouver une lassitude à recommencer toujours le même assassinat, leur description est présentée sous la forme d'une page de 16 cases (4*4) se lisant aussi bien en ligne qu'en colonne, dans lesquelles l'action se répète avec des costumes chaque fois différents pour les 3 protagonistes. Le lecteur visualise ainsi 16 variations de la même action (avec une ou deux pointes d'humour visuel, tel Casanova en Wile E. Coyote). Ce dispositif est repris dans le deuxième épisode avec une nouvelle variation pour rendre compte de l'écoeurement de Casanova. Ce dernier visite même une dimension où Newman Xeno n'est autre qu'un auteur de comics dont le titre est "Casanova".


En ce qui concerne les emprunts à d'autres créateurs, Matt Fraction ne s'en cache pas qu'il s'agisse du principe du McGuffin (terme apparaissant sur le dos de la combinaison d'un livreur arrivant à point nommé pour apporter un machin) cher à Alfred Hitchock, ou du principe de l'agent interdimensionnel (de type Jerry Cornelius) créé par Michael Moorcock. Que fait-il de ces emprunts ? Il se les approprie pour nourrir son récit. Il s'en sert pour faire apparaître les métacommentaires et s'inscrire dans le postmodernisme. Non seulement il utilise des références à la culture populaire, mais en plus il emploie des dispositifs narratifs montrant au lecteur les trucs et astuces du scénariste, pour introduire un niveau de lecture supplémentaire. Au-delà du McGuffin (dispositif narratif artificiel dont la nature n'a pas d'importance, ici un bidule capable de détruire une dimension), Fraction se repose sur la capacité d'expression de Gabriel Bá pour tenter des expériences plus délicates. C'est ainsi que le lecteur peut se retrouver devant une page comprenant des phylactères vierges de tout texte. Bá transcrit par le langage corporel et les décors la nature des échanges ; Fraction montre l'importance relative de certains dialogues en les éliminant. Dans une séquence d'action, Fraction insère en lieu et place du dialogue, la nature des remarques (par exemple Casanova s'exclame "Commentaire d'autosatisfaction", en lieu et place de "Qu'est-ce que je suis cool !"). À nouveau Bá montre que les dialogues étaient superfétatoires pour comprendre la nature des événements.


L'influence de William S. Burroughs est moins facile à repérer. Il est vrai que Fraction s'autorise une construction parfois non linéaire (engendrée par des voyages dans le temps), et qu'il insère des pratiques d'amour libre. Mais ces aspects n'évoquent que superficiellement les spécificités de Burroughs.


Lire ce tome de Casanova constitue une aventure en soi. L'intrigue est assez simple à assimiler et l'histoire débouche sur une conclusion en bonne et due forme, un peu frustrante du fait la révélation finale (mais Fraction et Bá indiquent dans la postface que la suite est en préparation). La forme de la narration peut engendrer certaines frustrations pour des lecteurs ne souhaitant qu'une aventure au premier degré. Les citations de départ donnent plusieurs clefs de lecture qui permettent de mieux comprendre l'intention de l'auteur et qui transforment une histoire d'espionnage alambiquée en un mélange savoureux entre pastiche et composition littéraire. Il est même possible de s'aventurer un peu au-delà et de considérer que Fraction évoque aussi l'art d'écrire des histoires. Sous cet angle, Avaritia constitue une mise en garde urgente (peut-être pré-nova) sur la nécessité pour les scénaristes de comics d'introduire dans leurs histoires des éléments culturels exogènes aux superhéros pour avoir un espoir que les comics (en tant qu'industrie) survivent à la diminution du lectorat, que les superhéros eux-mêmes ne peuvent pas se nourrir indéfiniment des affrontements répétés ad nauseam. Avaritia peut également se lire comme une sorte de dégoût du personnage principal à effectuer encore et encore le même travail de commande, pour le scénariste à écrire encore et encore les mêmes scénarios de supergugusses en costume moulant se tapant dessus.

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le 11 avr. 2020

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