Barbara
6.9
Barbara

Manga de Osamu Tezuka (1973)

EDIT ; je vais refondre ma critique de Barbara dans pas longtemps. Ce manga est très mal compris tant il a une conception littéraire. Les gens normalisent l'histoire de Barbara. Une fois qu'on les met sur la piste de la sorcière, ils se laissent convaincre, sauf qu'ils restent dans un cadre de lecture inconfortable. Même les gens seraient déçus par ces révélations et préféreraient qu'on n'apprenne rien sur Barbara, ce qui revient à nier la dynamique du récit pour le héros. Il y a un plan allégorique que la quasi-totalité des lecteurs ne peuvent atteindre.
Il est vrai que, comme tout le monde, je vis mal le passage à la seconde moitié du manga, mais je le vis différemment des autres lecteurs et ce qui m'inquiète c'est de voir qu'on jette le bébé avec l'eau du bain, les lecteurs considèrent ce manga comme chiant, dispensable, etc., et n'insiste pas sur la beauté à couper le souffle de son début. Ce début du manga, c'est une des plus belles expériences qu'il soit donné à un être humain de connaître en lisant une bande dessinée. En plus, même si le format de la bande dessinée fait que les phrases ont des formes courtes basiques le plus souvent, le traitement métaphorique par le texte et les images est à la hauteur et malgré tout c'est le seul manga de Tezuka où je rencontre autant de traits d'esprit dignes des oeuvres littéraires.
"La mégalopole avale les humains, par millions, les digère... puis les rejette... à l'image de ces déjections : Barbara" (à apprécier en compagnie des dessins)
"Les lèvres sont la porte du vin comme les yeux sont la porte de l'amour..." (à prendre comme une blague, c'est pas de l'intellect au premier degré)
"Qu'est-ce qui abrège le temps ? L'action. Qu'est-ce qui l'allonge jusqu'à l'intolérable ? La paresse. Ce qui dégrade l'homme ? L'immobilisme et la passivité. Ce qui le grandit ? Réfléchir vite et agir aussitôt. Ce qui aide à garder sa place dans la société ? Savoir nager." Je suis désolé, mais écrire "Ce qui le grandit ? Réfléchir vite et agir aussitôt", ce n'est pas courant.
"Le sommeil résiste à tout, à l'argent comme au pouvoir." (à prendre comme une blague)
Il y a un autre mérite littéraire qui implique le traducteur. On a droit à un langage fleuri de la rue qui est impressionnant : on a l'emploi plus rare de "pépin" pour "parapluie, puis cette dissémination de de formules argotiques dans la bouche de Barbara : "Y a pas, une taule de riche c'est aut' chose !", "Faut s'trisser... Imagine le bintz si on te surprend avec c'te bête-là", ses répliques sont clairement littéraires même dans la débauche : "Je s'rais plutôt fan de Bacchus, en fait !"
Les deux premiers chapitres sont un sommet de la bande dessinée mondiale. Là, je relis, je vais commencer le onzième chapitre. Les dix premiers chapitres, on est toujours dans un manga d'exception. Il faut noter par ailleurs que le chapitre trois fait penser à Eyes wide shut par certains aspects et les chapitres 9 et 10 font penser au livre La Sorcière de l'historien Michelet. Il y a aussi des citations d'auteurs français, japonais, parfois anglo-saxons. Ce manga, ce n'est vraiment pas n'importe quoi ! Il y a de gros enjeux !
EDIT 2 : Bon, là, j'ai relu le manga dans son ensemble. En gros, le manga joue sur l'idée d'une boucle de la vie de l'artiste à la dernière oeuvre qu'il a pu écrire et qui s'intitule "Barbara" puisqu'il raconte ce qu'il a vécu avec elle. Cette Barbara représente certes un pôle féminin, mais ce n'est pas une femme réelle, ni une sorcière, c'est une allégorie du pouvoir artiste en quelque sorte et elle n'appartient à personne, ce qui explique qu'elle survit au héros, qu'elle va d'artiste en artiste, qu'elle tantôt aime tantôt déteste notre héros, qu'elle le protège. Mais comme le héros le dit lui-même, il a été un écrivain reconnu avant qu'elle apparaisse dans sa vie. Donc, c'est la matérialisation d'un début de prise de conscience. Et il la découvre dans les déchets de la société, et c'est là que le clivage va être intéressant. Le héros la rencontre parmi les déchets mais il veut aussi la sortir de son état de pochetronne. C'est ce choix qui va conduire l'écrivain à sa perte. Vouloir la sortir de sa condition de déchet, ça va être la nier pour une société qui a des critères de reconnaissance. Les premiers chapitres montrent que cette femme qui a l'air d'un déchet sauve le héros de déviances. Explicitement, on a l'idée de déviances sexuelles anormales, c'est ce que nous dit le héros, et cela permet d'avoir une première opposition où Barbara le déchet social alcoolique méprisé sauve le héros de déviances sexuelles anormales tout aussi mises à l'index, mais il y a un second plan plus subtil, c'est que les déviances sexuelles anormales sont pour les premières liées aux valeurs de richesse et de prestige social, de parures sociales, puis on a des déviances de groupes contestataires ou marginaux qui excitent l'écrivain, puis d'autres cas. Quelque part, les deux premières déviances sont à l'image de la société mondaine à laquelle aspire le héros, et les suivantes déviances, même s'il y a intervention répressive de la police parfois, ne sont pas pour autant incompatibles avec une envie vaniteuse d'être reconnu par des masses, etc. Le cas de l'écrivain africain Lussarka arrive précisément vers le milieu du manga et c'est le point de bascule de l'histoire, et Lussarka est l'écrivain qui s'est compromis à faire de la politique. Ici, le mangaka a manqué de clarté, mais on peut préciser sans peur de se tromper. Tezuka a parlé de politique dans ses mangas, il a transposé des affaires connues dans MW ou Ayako, il en joue clairement dans L'Histoire des trois Adolf, il en est question dans son Neo Faust comme dans des mangas de satire sociale Debout l'humanité, La Grande pagaille du Diletta, etc., il raconte l'Histoire à sa manière avec Ikki mandara ou la place des japonais dans le monde avec Gringo. Le propos de Tezuka, c'est que Lussarka est le symbole de l'écrivain qui arrive à une reconnaissance par la politique, et notre héros va suivre son chemin, et on verra qu'il n'a aucune conviction politique. Il soutient un politicard, parce qu'ils viennent de la même ville. C'est ce genre de compromission qui est visée, sauf qu'il faut avouer que l'histoire de Lussarka juste avant ça saute pas aux yeux du lecteur, mais avant la lecture de la fin du manga on a compris. Le reproche est fait de la politique politicienne et donc de la vanité de l'écrivain d'être reconnu, admis parmi l'élite et modèle pour les foules qui n'ont qu'à boire ses paroles.
La deuxième partie du manga va montrer comment le héros ne comprend pas Barbara et la trahit. Il y a la politique, mais il va y avoir d'autres aspects de vanité sociale. Il veut contrôler l'image que donne Barbara en société notamment, ou avec une logique d'homme qui voit la femme comme soumise il la gifle, est jaloux, lui interdit d'écouter un air de musique. Pour la cérémonie du mariage avec Barbara, il commet une bourde monumentale qui est taxée de trahison, de traîtrise vis-à-vis de Barbara... Il perd à plusieurs reprises Barbara au cours du récit, mais ça ne dure que quelques mois, mais il a voulu aussi la tuer et croit l'avoir tuée. Et en parallèle il se range à une vie de parvenu avec femme et enfant, la femme qu'il a épousée méprisant son art et n'aimant que la reconnaissance qu'il procure, pour lui proposer de tourner la page et de passer à la politique. Elle va avoir quelques réflexes de solidarité au sein du couple, mais elle n'a rien à faire dans son univers d'écrivain. Le héros se rend compte de ce qu'il a perdu quand il est trop tard, mais ça va aller plus loin, puisqu'en cherchant à la récupérer il continue de commettre des erreurs de jugement. Le prix à payer, c'est qu'il va pouvoir produire une œuvre qui rende compte de ce qu'il a vécu, mais en devenant un vieillard anonyme brisé. Il peut léguer, il ne peut rien s'approprier. Son roman est une réussite à hauteur de l'impossible reconnaissance qui découle de sa situation nouvelle. C'est un vieux qui a disparu. C'est à méditer, cela reste un peu compliqué, mais en gros c'est ça l'histoire. Maintenant, il y a un autre truc compliqué pour les lecteurs, c'est que Barbara, bien qu'elle récite du Verlaine, parle de croûtes pour de grandes peintures et dise préférer boire à lire de grands auteurs. Je pense que cela doit rebuter les lecteurs qui doivent tendre à exclure qu'elle représente l'art. Ceci dit, elle est la Muse, pas l'art en lui-même. Ce truc pose à mon avis des difficultés à la majorité des lecteurs et entraîne à la penser plus comme un personnage fantastique que comme une allégorie. Toutefois, il y a un message sur la vanité qui justifie son côté avoué de déchet. Il y a explicitement, par la voix de Leiji Matsumoto, l'auteur du manga Albator étant un personnage de la fiction, une critique de l'idée de l'éternité des œuvres d'art et de la fiabilité de la reconnaissance éternelle du public. Je pense que c'est un point du manga qui est assez compliqué et le message ne doit pas passer pour beaucoup de lecteurs.
Enfin, la postface est intéressante. Tezuka a publié ce manga par livraisons dans une revue. Or, le début du manga, qui est génialissime, a été critiqué par l'éditeur qui s'est effrayé et a trouvé cela trop abstrait. Et Tezuka fait même remarquer qu'il sait que les éditeurs s'amusent à alterner de Tezuka les mangas supposés sérieux ou importants aux mangas plus légers. Barbara a été assimilé à un manga plus léger, moins sérieux, par les éditeurs, c'est ce que Tezuka cible en disant qu'on le fait passer entre Ayako et Shumari. Dans la postface, telle qu'elle est traduite en français, on a droit à un emploi que je pense judicieux du mot "mainstream". Et face à ce rejet concernant Barbara du "mainstream", Tezuka dit l'avoir travaillé aussi sérieusement que les autres. Mais ce n'est pas sur le fait que le manga a été considéré comme moins important que je veux attirer l'attention. C'est un fait surprenant, parce qu'au contraire les éditeurs français semblent privilégier Barbara malgré son manque de succès auprès du grand public et quand on lit le début on sait que c'est plus proche d'un classique de la Littérature française que de Harry Potter ou Saint Seiya. En revanche, dans la postface, Tezuka fait entendre que c'est suite aux réactions de l'éditeur qui se plaignait du caractère trop abstrait de l'intrigue qu'il a introduit tout ce discours sur la sorcellerie. Et il faut dire que Tezuka y est très didactique, ce qu'il est dans d'autres de ses écrits, mais aussi que ce truc sur la sorcellerie fait perdre de son charme au manga. Même si ce développement sur la sorcellerie a un horizon littéraire intéressant, puisque Tezuka s'est appuyé sur un auteur de langue anglaise qui était redevable à la culture dépassée sur le sujet du dix-neuvième siècle (Frazer, etc.), mais cela nous ramène au livre La Sorcière de Michelet qui a apparemment compté pour Rimbaud et qui était un livre original. En effet, le livre La Sorcière de Michelet, c'est le développement d'un concept farfelu appliqué à l'Histoire et au dix-neuvième siècle ce fut une originalité et une nouveauté de faire un tel tableau historique sur le phénomène social, en essayant d'en tirer des enseignements sur l'évolution de l'humanité sur quelques siècles. Et ce truc se retrouve quelque peu dans Barbara par la lecture d'un ouvrage anglo-saxon qui, bien que très dépassé, a eu du succès dans les pays de langue anglais et au Japon, mais qui n'a pas été traduit en français, car la France avait déjà ses propres écrits sur la sorcellerie qui occupaient le terrain.
J'ai relu le manga, et comme je ne le découvrais pas, j'ai moins souffert de la fin, ce qui veut dire que le manga déçoit plus en termes d'attentes que de conception pour ce qui est de sa fin, je présume. Je vais essayer de refondre ma critique prochainement, même si j'ai déjà dit l'essentiel ci-dessus, car c'est vraiment un manga hors du commun qu'il serait injuste d'ignorer. J'en veux d'autres des mangas comme ça.


**


Le manga Barbara est sorti il y a peu, fin octobre 2018, dans une édition en un seul volume chez Delcourt/Tonkam avec une première de couverture où on a une spirale verte tracée la main levée dans laquelle s'enfuit un couple d'une femme frêle plus petite et d'un homme grand avec une certaine carrure. La femme s'appuie sur l'homme, ses pieds ne trouvent pas de réel équilibre et sont comme dans le vide, tandis que l'homme avance les jambes tendues assez droit, mais ses deux pieds s'inscrivent dans la spirale verte, ce qui n'est pas bon signe. J'avais déjà lu la version en deux tomes, j'ai replongé dans cette histoire.
Nous retrouvons la même préface de Patrick Honnoré que pour le volume sur MW. Le manga fait 424 (pages 7 à 430) et il est divisé en 15 épisodes, mais ces quinze chapitres sont variables en nombre de pages. Les cinq premiers chapitres font 20 pages chacun. Le sixième, "Le Proscrit noir", en compte exactement le double, 40, puis on repart sur trois chapitres de 20 pages. L'épisode 10 "Vaudou" s'étend lui sur 50 pages. Puis ça devient plus irrégulier: épisode 11 38 pages, épisode 12 44, épisode 13 42, épisode 14 30 et épisode 15 20 pages.
Il s'agit d'un manga particulier. Le récit a une forte dimension allégorique que le lecteur lambda prendra plutôt pour onirique ou incompréhensible. Il s'agit aussi d'un manga sur l'art pour un public porté sur l'énigme de la création esthétique.
Le problème pour le lecteur, c'est que des personnages sont mis en place et que, très vite, on s'aperçoit qu'on peut douter de la réalité de quelques-uns. Et le principal personnage dont la réalité est mise en doute par le lecteur, c'est Barbara elle-même. Et c'est là qu'une deuxième difficulté de lecture nous tombe dessus. Je le vois bien, en lisant le peu de commentaires et de synopsis qui me tombent sous la main, cette Barbara est présentée comme une création de l'esprit du romancier Yôsuke Mikura, et donc elle représenterait des tares peu avouables propres à l'auteur. Je vois même que, d'après des comptes rendus de lecture, elle est perçue comme celle qui cherche à s'attacher au romancier.
C'est là qu'il faut mettre le holà et ici pointer du doigt l'importance capitale de la première page. La page 7 étant consacrée au titre d'épisode, on commence notre lecture par un vis-à-vis des pages 8 et 9. Plus de la moitié de la page 8, à droite, est occupée en haut par une grande case initiale qui représente, en vue aérienne, un énorme espace urbain sans présence végétale ou peu s'en faut, avec un fleuve qui zigzague, mais encré en noir, puis donc on a des routes et des ponts bondés de voitures, des parkings eux-mêmes bien occupés. Les bâtiments sont des formes géométriques molles contradictoires avec la Nature, mais contradictoires aussi avec l'idée de solidité, au fond dans le coin supérieur droit des bâtiments semblent s'effondrer. Il y a dans ces bâtiments et dans les sorties de parkings une impression de désordre au milieu d'un décor de toute façon saturé de voitures et de petits immeubles en pagaille. Et dans le coin supérieur gauche, nous avons un texte : "La mégalopole avale les humains par millions, les digère..." La phrase est interrompue, il va falloir faire la liaison avec les deux cases suivantes. On a donc deux cases à côté l'une de l'autre qui suivent, puis on aura encore une case en bande verticale en bas de la page. Sur la première des deux cases en vis-à-vis, on a la suite du texte "puis les rejette" Bizarrement, il manque un point, mais c'est là que la phrase s'arrête, et dans la case, on voit une coulée de silhouettes humaines quasi informes, mais les têtes et les bras tendus vers le bas, tassés les uns sur les autres un peu à l'image de la pression des voitures entre elles dans l'image précédente. Ces corps sont juste esquissés et grisés, et leurs silhouettes forment bien les courbes liquides et désolantes de la boue. Et justement, dans la case à côté, on a une nouvelle phrase qui justifie l'image du rejet et de la boue, mais qui introduit l'héroïne principale du manga : "A l'image de ces déjections : Barbara" Il manque là aussi un point. C'est sans doute un effet stylé voulu. Cette Barbara contre un pilier, ramassée sur elle-même, elle est "recroquevillée", elle sert ses bras l'un sur l'autre, rentre même les épaules, se tasse, les pieds l'un vers l'autre, le cul par terre, les genoux repliés. Sur la bande verticale qui termine la page, elle est dessinée dans la même position, mais de profil, un peu bossue, paraissant plus triste encore. Un peu plus loin derrière, mais en long sur l'image une foule de silhouettes humaines blanches avec un panneau "En grève ! Soutenez-nous" et des panneaux ironiques "Entrance" et "Exit". On a donc une ville-corps, une ville organique qui épuise les humains et les transforme en détritus. Barbara est donc avant tout une création de ce monde-là, c'est ce que dit explicitement la première page. Et se sentant plus détritus que les autres, cette femme se tient à l'écart de la foule qui, pourtant, est elle aussi en colère et tient une pancarte "Grève du zèle" au haut de la page 9. Dans ce lieu de passage qu'est la gare de Shinjuku, le romancier a repéré cette épave et s'est intéressé à elle, Il y a deux faits majeurs auxquels il faut faire bien attention, il lui met les mains sur les épaules, puis gardera une main sur l'épaule sur plusieurs dessins des pages 10 et 11. On a aussi plusieurs cases où la fille étant à terre, on ne voit que les pieds du personnages masculin, ses chaussures donc et le bas de son pantalon. On voit aussi que cette rencontre est comme une respiration. Les dessins qui représentent la rencontre sont hors cases. Mais le troisième dessin hors case montre le contraste entre le geste du héros qui veille sur Barbara après l'avoir amené à l'infirmerie et le personnel soignant qui ne la supporte plus et l'insulte en tant qu'ivrogne, sans une once de compassion. Puis on a une case de rappel : quand Barbara se lève seule dans la gare de Shinjuku mais adossée au pilier prête à perdre l'équilibre, l'oeil fermé comme si elle allait s'assoupir à nouveau. Je ne vais pas tout commenter, mais pages 10 et 11, outre une image hors case avec des ombres projetées plus grandes que les personnages, on a parmi les détails à bien observer plusieurs effets de composition. On a en haut de la page 10 deux bandes verticales fines, une première où Barbara est allongé à terre, affalée. Elle récite du Verlaine, et un poème où la déjection devient plus joliment une "feuille morte". Ils récitent à deux le poème dans la case suivante où on retrouve sa position recroquevillée, il est d'un côté montré par ses seuls pieds, elle se tourne de l'autre côté. On remarquera que dans le dessin hors case, elle récite un autre poème de Verlaine où elle s'exclame : "qu'as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse..." et, en opposition aux deux bandes verticales du haut de la page 10 on a une banve verticale en bas de la page 11 qui représente un lit, des chaises confortables, qui découvre à la clocharde l'intérieur de la maison de quelqu'un qui a réussi et qu'elle appelle sensei. Elle entre, constate qu'elle est dans "une taule de riche", l'argot de Barbara étant savoureux dans la traduction française tout au long du manga, et elle commence à mettre son désordre, ce qui lui vaut d'emblée une gifle de son hôte. De la page 12 à 13, on a encore un effet de composition avec des cases qui se font écho, Page 12, une case où l'homme la pousse vers les douches, puis en-dessous la gifle à celle qui n'obéit pas ; page 13, la fille nue qui a raté sa scène de séduction court sous la douche grondée et puis on les bruits d'éclaboussures derrière la porte et le héros qui tire une tête pas contente. Et là, au bas de la page 13, l'artiste parle de son monde des lettres, mais il utilise les mots "best-sellers", "nombreux admirateurs" et "médias". Et il utilise une phrase qui, à mon avis, fait tiquer ceux qui ont une sensibilité artiste, puisqu'il dit : "je suis considéré comme un esthète raffiné".
Cet artiste est un homme public, c'est un homme qui vend des livres, qui se forge une réputation. Il n'est déjà plus dans l'art. Et pourtant, en s'intéressant à cette déjection qu'est Barbara, il a une chance d'y revenir. Mais le veut-il ? C'est là que tombe la page 14, très stylisée. Le gars a une tare, il a des "désirs sexuels anormaux". Il veut cacher cela à la société et il fuit les mariages arrangés de peur de se laisser aller et de révéler sa "vraie nature". Il se trouve qu'avec sa grossièreté obscène, y compris dans les postures de son corps que le mangaka n'hésite pas à représenter avec une violente crudité, Barbara n'est pas une figure du désir sexuel anormal, elle est plutôt le remède, quand les névroses du romancier sont peut-être dues à la dureté de l'hypocrisie mondaine. Mais il s'agit tout de même d'une ivrogne crasseuse, d'une femme dont la compagnie va faire du tort à l'auteur et il ne va pas se gêner à plusieurs reprises pour lui faire sentir. Le romancier a pressenti que l'humain est dans la déjection, mais il ne peut pas accepter cette vérité à cause de la pression du regard social qui lui importe au plus haut point. En revanche, on va très vite découvrir ce que sont ses désirs sexuels anormaux. Mais, ce que j'ai dit sur les 7 ou 8 premières pages du manga (6 ou 7 si on écarte la page de titre de premier épisode) permet déjà de mesurer que Barbara n'est pas une pure création de l'auteur, elle est une déjection de la société dans laquelle un artiste doit être à même de voir une pépite. Certes, on peut se dire que Barbara n'existe pas vraiment, qu'elle est une imagination du romancier, qu'elle est l'allégorie d'un de ses aspects psychiques, mais attention à bien s'approprier pour la suite la représentation explicite qu'ont livrée les premières pages, sinon on passe à côté du sujet d'un manga qui a encore plus de 400 pages. Ce qui est clairement délirant, en revanche, c'est ce qui suit, c'est les amours sexuels anormaux du romancier. Et la première manifestation est liée, ça a son importance, à une séance de dédicaces, acte futile pour un artiste et même pour le public, acte mondain pour quelqu'un qui est moins un artiste que comme il le dit "le roi de l'esthétisme de haut vol". Car c'est après cette séance de décicace que le héros passe dans son délire, dans le "recoin peu éclairé" d'un magasin. Il s'éprend d'une femme en voulant acheter un habit pour Barbara, mais cette femme n'est pas Barbara, et il prévient Barbara qu'il l'a invitée chez lui, que Barbara doit découcher pour lui arranger le coup... Barbara essaie pourtant de lui dire qu'il se fait des idées au sujet de cette vendeuse, mais lui attend sa superbe mannequin, il attend que "les services au client du magasin l'amènent". Les déconvenues sexuelles vont se succéder le long des premiers chapitres. Je ne vais pas lever le suspense, car cette partie du manga est la plus fascinante, celle qui sera la mieux comprise par tous et il y a pourtant plein de choses à dire sur la composition des cases, sur la symbolique des dessins, sur les petits mots significatifs avant de tourner une page, sur les symétries dans les dessins qui doivent alerter le lecteur, et puis il y a ces distorsions qui permettent aussi de créer une doute quant à la réalité des perceptions du héros.
Je vais faire une suite à cette critique qui sera entièrement sous le cache pour ne pas spoiler, mais là je n'ai commenté que le début du premier chapitre pour que les lecteurs soient sur les bons rails, qu'il ne rate rien à l'essentiel et pour qu'il sente que le manga est puissant, même s'il a peu de chances d'avoir le succès de MW ou Ayako. Le public comprendra de toute façon la saisissante suggestion du détraquement sexuel dans les premiers chapitres du manga, mais il faudra aussi bien songer à les lier à la situation du romancier, c'est pour cela que j'ai insisté par rapport à la vendeuse à la liaison avec la scène futile des dédicaces. On va avoir des chapitres qui mêlent le statut de l'écrivain à des scènes sexuelles dépravées diverses, le tout dans une esthétique de dessin des années 60 où on sent le trait de la caricature et l'ambiance onirique légère à la fois, avec des préoccupations esthétiques saupoudrées d'ésotérisme et de convocations intellectuelles comme on les aimait dans les années 60 et 70, époque où brillait le cinéma de Fellini, celui de la Nouvelle Vague, en sachant que le cinéma japonais avait sa propre Nouvelle Vague, avait lui aussi comme les Italiens un cinéma assez osé, assez onirique ou comme plusieurs pays européens assez social et assez allégorique. On est dans les codes de Fellini, Scola, Cassavettes, un peu dans Imamura, un peu façon Oshima ou Kiju Yoshida., un peu dans le style du film d'Elia Kazan L'Arrangement, un peu dans le style de Tarkovski, un peu dans l'esprit de films comme A bout de souffle, Pierrot le fou, Le Mépris, La Dolce vita, Huit et demi, Juliette des esprits, Nous nous sommes tant aimés, etc.
Pour souligner l'exaspération des fantasmes sordides, on a une scène étonnante où Barbara assiste à une scène de démarrage d'action incestueuse, elle s'est déjà mise nue dehors sous la canicule et elle ventile sa partie intime avec un livre "Bic comic", puis se réfugie dans une baignoire pour se calmer après une scène torride. Nous sommes loin du gentil Astro, nous sommes entre l'écriture de Ayako et celle de MW, même si Shumari et d'autres projets ont pu précéder la rédaction de MW. Le chapitre 5 établit des liens entre les amours dépravés du romancier et Barbara, mais il n'y a pas confusion. Barbara n'acceptera jamais d'être traité comme une hôtesse de bar et surtout elle est un pôle qui s'oppose aux dépravations du héros principal, elle est une création de son imaginaire, mais lui montre un chemin plus authentique pour les artistes, et c'est là qu'intervient la révélation du sixième chapitre qui brise la régularité des chapitres de vingt pages pour nous en imposer un qui fait le double, 40 au lieu de 20. Ce chapitre révèle en effet la nature réelle de Barbare et confirme qu'elle est plutôt un être imaginaire que l'allégorie du récit fait exister. Mais il y a un petit truc à avoir compris dans le tout premier chapitre pour ne pas se louper à la lecture du sixième. On peut croire en lisant le sixième chapitre que Tezuka critique l'artiste qui se mêle de politique, ce qui serait contradictoire avec les oeuvres mêmes que l'auteur publie à cette époque, avec Ayako qu'il vient d'écrire, avec Barbara même dont en plus je vous ai cité le texte de la première planche plus haut. En fait, le héros a un premier problème avec Barbara, c'est qu'elle est un personnage idéal de sa jeunesse qu'il ne sait plus apprécier parce que la réussite et la maturité l'ont corrompu, parce qu'il est pris dans le jeu de la société et est de moins en moins artiste. En accueillant Barbara, il a une chance de redevenir artiste, mais le romancier confond sa vocation avec le qu'en dira-t-on et la notoriété. Or, le reproche n'est pas de faire de la politique en tant qu'artiste, le reproche qui est fait c'est d'être dans la politique politicienne, d'être pris dans les réseaux de la politique, d'être une image politique et non plus un artiste. C'est là qu'est le vrai problème faustien de l'aliénation de l'artiste au politique selon Tezuka.
Voilà, il y a d'autres difficultés dans ce manga, mais là sans spoiler je pense que j'ai fixé des points de repères qui devraient sauver pas mal de lecteurs de la déroute complète. Surtout que si on ne comprend pas, on va arriver au dernier chapitre et se dire que finalement le plus captivant c'était la première moitié, car le manga ne va pas finir des coups de théâtre qui mettent des claques aux lecteurs, par une avalanche d'éclaircissements, par des scènes intenses qui font qu'on est emportés, ça va une fin à bien intérioriser plutôt et c'est pour ça qu'il vaut mieux ne pas louper certains pilotis pour vraiment comprendre l'essentiel de ce qu'il y a à comprendre.
Il y a une postface avec des explications de Tezuka lui-même après le manga, mais je pense que ce que les avertissements que j'ai donnés n'étaient pas vains. Je le vois quand je lis les réactions au manga qu'on part très vite dans des choses soit vagues, soit confuses, soit un peu erronées.
Bien lire les premières pages, bien comprendre ce qu'elles mettent en place, c'est capital. Ne pas lire trop au pied de la lettre le refus du politique au sixième chapitre, c'est important ici.
Et après, il y a quantité de choses à admirer dans les mises en pages, dans les compositions entre les cases, dans les traits caricaturaux, dans les petits symboles discrets des dessins, dans la torsion irréaliste de certains décors, dans les positions des personnages. Vers la fin du manga, on a un mangaka réel qui intervient, l'inventeur d'Albator, Leiji Matsumoto, mais on a aussi pas mal de références culturelles internationales ou japonaises. A la fin du manga, les éditeurs ont placé plusieurs pages de notes explicatives pour qu'on comprenne les références faites en passant par Tezuka. L'auteur du roman Silence, source d'une adaptation cinématographique d'un des derniers Scorsese, est cité, pas pour Silence bien sûr, d'autres encore, et on a pas mal de citations dans la bouche des personnages, plusieurs citations françaises notamment de Verlaine, Pascal, Balzac ou Baudelaire. Et c'est un étalage d'érudition assez judicieux, assez expert. On se régale, et je répète encore une fois que, pour ce manga précis de Tezuka, on a droit à un argot qui va assez loin dans la bouche de Barbara, un argot de la langue française, mais c'est parfait, même si on une faute de frappe "libraire" pour "librairie" dans le premier chapitre.
Ce que je fais pour MW récemment, c'est que je lis le manga et de suite après je revois toutes les pages pour mieux apprécier les subtilités que disent les dessins. L'exercice nous fait faire plus d'efforts pour comprendre le pourquoi des dessins dans Barbara, mais ça en vaut toujours la peine avec Tezuka, et vraiment on a encore des trucs exceptionnels que je ne développerai pas ici...

davidson
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Mangas favoris et Les meilleurs mangas

Créée

le 22 mars 2019

Critique lue 1.1K fois

2 j'aime

davidson

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

2

D'autres avis sur Barbara

Barbara
davidson
10

Mais qui est Barbara ?

EDIT ; je vais refondre ma critique de Barbara dans pas longtemps. Ce manga est très mal compris tant il a une conception littéraire. Les gens normalisent l'histoire de Barbara. Une fois qu'on les...

le 22 mars 2019

2 j'aime

Barbara
mackhulture
6

Mon premier Tezuka.

Je découvre cet auteur culte avec Barbara. Les dessins sont vraiment pas très beau, mais je m'y attendait et ce n'est pas ce que je recherchais. Le manga part dans beaucoup de sens, drame, comédie,...

le 16 août 2021

1

Barbara
darkjuju
9

Barbara

Osamu TEZUKA a su créer des histoires sur des thèmes atypiques comme le théâtre avec Nanairo Inko, L'Ara aux sept couleurs ou encore la musique avec Ludwig B. Cette fois avec Barbara, le maître...

le 4 déc. 2020

Du même critique

Ranking of Kings
davidson
9

Un animé intemporel d'exception !

J'ai vu neuf épisodes et je ne sais même pas combien il y en aura en tout, mais l'animé vaut vraiment le détour. Ousama est le fils de deux géants, mais il est minuscule, et en plus sourd et muet. En...

le 11 déc. 2021

9 j'aime

Dororo
davidson
7

Un remake raté pour les 50 ans de la série originale, sauf sur un point !!!

EDIT : je vais retoucher un peu ma critique apres le dernier episode. Au fil des episodes, il est clair que ce que j'ai dit des le depart s'est impose a toujours plus de spectateurs. La serie...

le 25 mars 2019

8 j'aime

3

Ranma 1/2
davidson
10

Le rival absolu de Dragon Ball et des mangas d'Osamu Tezuka

Ce manga est tout simplement exceptionnel. L'edition originale compte 38 tomes et l'edition en cours en grand format va les ramener a 20 volumes, 12 volumes sont deja parus a l'heure ou je redige...

le 18 janv. 2020

8 j'aime

12