Les (plus toutes) jeunes filles et la mort

A l’occasion de l’anniversaire de la mort de ses parents, l’événement tragique qui l’a poussé à devenir Batman, Bruce Wayne réalise qu’il n’a plus vraiment de souvenir de ce moment fondateur de son existence. Plus précisément : 25 ans après les faits, sa tête se souvient encore mais son cœur a commencé à oublier. C’est à ce moment-là qu’un Ra’s Al Ghul vieillissant sonne à sa porte, le suppliant de lui laisser un puits de Lazare où renaître pour ne pas mourir définitivement. Comme il se doutait bien que le détective n’aurait aucune raison de lui accorder cette faveur, il a apporté une potion qui, promet-il, permettrait à Bruce Wayne de parler avec ses parents par-delà la mort…
Le titre est un jeu de mots sur la figure célèbre de La jeune fille et la mort. L’aspect “mort” vient d’être évoqué, mais qui sont les “jeunes filles” en question ? Elles sont au nombre de trois : Martha Wayne, Talia Al Ghul et notamment Nyssa Al Ghul, qui fait sa première apparition dans cette histoire. Même si l’intrigue tourne énormément autour de Ra’s et de Nyssa, c’est paradoxalement Martha Wayne la plus marquante de ces figures féminines. En effet, on se doute assez rapidement que Bruce ne résistera pas à la tentation de boire la potion, et la confrontation avec ses parents (qu’elle soit réelle ou le fruit d’une hallucination) se révèle assez surprenante. L’amour et l’autorité parentale prennent en effet des formes bien différentes dans le souvenir figé d’un enfant de 8 ans et dans la réalité d’un homme ayant dépassé la trentaine… Voir Bruce ressasser pour la énième fois la mort de ses parents (insérer ici une image de perles qui tombent au ralenti dans Crime Alley) au début de l’histoire était bien parti pour me blaser, mais en évoquant le temps qui a passé, les sentiments qui ont changé chez Bruce comme chez Thomas et Martha, l’équipe créative a réussi à tirer quelque chose de magnifique d’un épisode pourtant vu et revu, en y insufflant un sens nouveau.

Du côté des Al Ghul, même si Talia a son rôle à jouer, c’est clairement Nyssa la star de cette histoire. Plusieurs flashbacks égrenés tout au long du récit nous dressent son portrait, permettant de mieux comprendre cette femme qui a vécu tant d’horreurs et de pertes qu’elle a l’impression d’avoir perdu sa capacité à ressentir quoi que ce soit. Il y a clairement un jeu de miroirs entre elle et Bruce, qui sont tous deux guidés par, presque prisonniers des notions de morts et de famille. Mais ce qui fait qu’il est le héros et pas elle se joue justement dans leur façon de réagir face à ces tragédies, de se laisser consumer par elles ou d’en tirer une certaine force. Via des dialogues finement ciselés, Greg Rucka fait admirablement ressortir la subtilité des liens qui unissent Bruce et sa famille d’une part (qu’il s’agisse d’Alfred ou de ses parents), les Al Ghul de l’autre et les antagonismes entre tous ces personnages.

Malheureusement, malgré toutes ces qualités la fin tombe un peu à plat. Une certaine intrigue impliquant une autre grande figure de l’univers DC est complètement expédiée, tandis que les derniers rebondissements laissent un goût amer dans la bouche et nous font douter de la pertinence de certains développements précédents. Un peu comme dans sa série actuelle nommée… Lazarus, Greg Rucka explore la perversion du thème de la famille, cette façon de brandir ce mot pour soi-disant parler d’amour et de soutien, tout en occultant ce qu’il peut impliquer d’enfermement psychologique et de manipulation. Mais au niveau de l’exécution, les aventures de Forever Carlyle sont beaucoup plus convaincantes que cette fin un peu précipitée. De plus, sans rentrer dans les détails, je pense que l’erreur dans cette histoire a été de vouloir faire quelque de définitif, alors que dans les comics de super-héros, rien ne l’est jamais. Ce qui a été fait par une équipe peut être facilement défait par la suivante, personne n’est jamais mort définitivement etc. Ainsi, même sans avoir lu les œuvres qui ont suivi, on sait que les nouveaux statu quo amenés dans les dernières pages ne tiendront pas.

Visuellement, je n’ai jamais été très fan du style plutôt anguleux de Klaus Janson, mais sa prestation est à l’image du récit : les passages magnifiques alternent avec d’autres beaucoup plus discutables, notamment ceux où les héroïnes se retrouvent affublées d’une silhouette toute liefeldienne o_O

Death and the maidens est donc un récit un peu étrange, avec d’excellentes idées qui ne se concrétisent pas toutes très bien, mais celles qui transforment l’essai valent cependant le coup d’être lues.
cosmos
7
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le 4 nov. 2014

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