Celestia
6.5
Celestia

BD de Manuele Fior (2020)

Elle est belle cette couv d'un bleu ciel irréel, n'est-ce pas? Image d'un monde flottant. Deux survivants, une ancienne invasion devastatrice, des réfugiés sur une île italienne. Un groupe de jeunes gens doués de télépathie veulent remettre la main sur l'une des leurs. Plongée dans un monde dont le contexte nous échappe. Manuele Fior installe direct une impression de mystère dont on devra deviner les enjeux au fil de l'intrigue : comme une séquence d'ouverture de film noir style Le Troisième Homme, Pierrot s'invite discretement à une obscure réunion bien gardée. Non, non, on aime les masques à Néo-Venise, mais les coquins qui rêvent d'une société secrète façon Eyes Wide Shut faites demi tour, pas de ça ici déso.


Premières pages. L'auteur inspiré convoque les codes tradis d'un récit post-apo qui vire au road trip, dans un environnement original, l'ambiance est immediatement séduisante. On pense à Hugo Pratt, bon déjà parceque tout se déroule dans sa ville de coeur où il finira ses jours : Venise, son dédale, sa magie imprévisible qui peut surgir à chaque coin de ruelle étroite typique, et aussi puis pour la liberté rebelle de ce Pierrot, jeune poète qui porte une blessure secrète, figurée par cette larme qu'il se tatoue sous l'oeil droit. On sent un véritable désir de dessinateur, qui convoque le Ghetto magique de Corto Maltese et les pouvoirs psychiques incontrôlables des enfants mutants d'Akira. On pense aux oeuvres SF du formidable Frederik Peeters, avec ses séries Lupus et Aama, pour ses mondes foisonnant animés par des forces qui dépassent les protagonistes, souvent des couples de héros malgré eux, qui doutent et qui doivent s'apprivoiser pour survivre. Fior fabrique un univers qui s'annonce vaste et plein de promesses...
Mais passé trois pages, on apprend que les mots de passes et les lieux tenus secrets n'etaient qu'une illusion, et tel un Néo italien, notre poète est reveillé de la matrice par une voix, celle du leader de ce petit groupe d'apprentis télépathes, dont il fait en réalité partie. Epreuve? Manipulation? Comme pour de nombreuses séquences qui suivront, nous n'aurons pas de réponses. Les effets d'ambiance se susbstitueront aux enjeux. Sans rien divulgacher, en tous cas il n'y aura pas de Kung fu.


On est porté par les très belles planches de Manuele Fior, qui s'amuse avec talent à jouer sur des motifs graphiques originaux : l'architecture vénitienne historique et un design minimaliste très année 50, dont les lignes Lecorbusiennes contrastent avec foisonnement des anciens palais, des voyous violents aux masques traditionnels de carnaval et une communauté d'enfants bienveillants livrés à eux-mêmes, gondoles et véhicules rétro-futuristes...
Pourtant, faute d'enjeux bien établis et de caractérisation des personnages, le suspens n'affleure pas. Quelques séquences d'actions au découpage élégant, pourtant. Mais qui sont ces gens et que veulent-ils vraiment? On adhère malheureusement jamais vraiment au sort du moindre personnage, tant les motivations resteront floues. La ville fini par paraitre tristement vide. Il y a une vague histoire de vengeance provoquée par


la violence gratuite


de Pierrot (ou du moins disproportionnée), une galerie de personnages secondaires croisés trop brievement lors d'un voyage dont on ne comprendra pas l'objectif, antagonistes et adjuvants défilent sur deux ou trois pages et laissent de plus en plus indifférents. La jeune télépathe qui ne maitrise plus ses pouvoirs lorsqu'elle est apeurée sent le male gaze à plein nez, elle n'est jamais vraiment moteur de l'action. Un truc genant de chevalier sauveur et de princesse en détresse s'installe et n'evoluera plus, c'est pas franchement moderne. Alors, forcement les maigres retournements semblent forcés.
La construction du récit fini par presque ressembler à un exercice d'écriture automatique, mais on se dit qu'ils restent assez de pages pour que la sauce retombe sur ses pattes. On repense, optimiste, à 'Lapinot et les carottes de patagonie', écrit en freestyle en 10 mois par Lewis trondheim pour se faire la main, donc tout est encore possible. Et puis la fausse ambiance intriguante qui faisait les prémisses excitantes d'entrée de jeu se dissipe de plus en plus, comme un mirage maladroit. Un peu comme la saison 2 de Twin Peaks. David Lynch quitte le navire et la magie s'envole avec lui.
Des origines de la guerre a la maigre back story familiale de Pierrot, on ne révèlera pas grand chose, nous laissant sur notre faim au mieux, au pire agacé...où est passé le show runner? Sans être un affamé de page turner, il y a un juste milieu entre la science feuilletonesque d'un Trondheim et la contemplation errante d'un Gipi. On atteint pas les modèles sus-cités. Ajoutant de la confusion sur de la confusion pour developper son recit, Fior fini même


sur des contradictions lors du dernier acte.


Comme tout univers dont les règles du jeux sont incohérentes.


Pourquoi fuir la ville pour y revenir alors que la menace est toujours réelle? Pourquoi s'y cloisonner alors que d'autres semblent tres bien vivre sur le continent? Pourquoi Pierrot est-il décrit comme le plus doué des télépathes et ne fera jamais usage de son don?? Comment s'y prend ce petit batelier muet pour revenir dans les eaux déchainées? puis disparait comme il est venu? O'scours mais par pitié! laissez-moi un commentaire si vous avez les réponses! En plus c'est un One shot d'après labebetheque.com. Comme c'est la première BD que je lis de cet auteur très populaire depuis '5000km par secondes' Fauve d'Or à Angouême en 2010, je serai curieux d'avoir les recommandations des connaisseurs sur ses autres livres.
[fin de spoilage]


C'est beau, on voudrait le suivre dans cette aventure, être captivé parceque tous les ingrédients sont là, et puis non, le souffle s'épuise pour laisser un sentiment de déception lorsqu'on renferme le livre. Sans avoir à préciser pour ne pas dissuader les fan du dessinateur de talent qui se laisseront tenter, selon moi il ne faut pas attendre beaucoup de ce volume pourtant épais. On aime lorsque l'épique se mélange à l'intime, la grande histoire avec la petite. Mais cet essai qui voudrait conjuguer paranormal et survival à travers la sérénissime m'a laissé sur le bord de la lagune bleue, avec goût décevant de 'beaucoup de bruit pour rien'.


À Venise, on meurt surtout d'un ennui poli.

le_tapissier
5
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le 17 déc. 2020

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forêt fantôme

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