Les éléments disséminés au cours des albums précédents arrivent à maturation, et les informations inutilisées jusqu’ici sortent de l’ombre, acquièrent de la substance, et tendent à se rassembler en un faisceau qui fortifie la cohérence de l’action.

Enfin, Crochet est appelé Crochet. Normal, un de ses complices lui a amoureusement fignolé un crochet en métal précieux pour sa main droite, en recourant aux trésors accumulés par les pirates pour trouver la matière première. Main droite amputée = l’échec du choix de vie de Crochet, dont on prend bien soin de nous dire (planche 22) qu’il n’est pas gaucher, et qu’il devra se réadapter longuement pour se servir de sa main gauche. A peu près une castration, donc.

Le crochet, ce phallus recourbé (la virilité conquérante mais narcissique réorientée vers soi) avec lequel le pirate projette d’étriper Peter Pan, concentre, par le métal dont il est fait, toutes les conquêtes que le pirate pouvait se targuer d’avoir réalisées dans sa vie. En intégrant cet objet à son corps, Crochet met en évidence son manque de liberté personnelle : il ne peut plus survivre qu’au moyen d’une prothèse destinée à nier l’existence de ceux qui ont trouvé la vraie liberté. Et le métal serti dans la chair suggère que les aspirations intimes de Crochet et ses réalisations sont étrangères les unes aux autres.

Mais, avant de pouvoir éviscérer Peter Pan, Crochet a d’autres crocodiles à fouetter : le saurien gourmand, qui se révèle être le « gardien » de l’île des créatures mythologiques, s’est pris d’affection pour Crochet, qu’il rêve d’engloutir. Crochet passe donc le plus clair de son temps à chercher à fuir son destin (dont le caractère inéluctable est souligné par le tic-tac du réveil absorbé par le gros lézard). Double convergence donc : le crocodile est intégré, par sa fonction, à l’île où se sont réfugiés les enfants perdus ; et, d’autre part, Crochet sent que son destin se jouera dans cette île, pris qu’il est entre l’obsession d’y retrouver Peter Pan et la terreur que lui inspire le danger d’être dévoré. Cette prise de conscience se matérialise dans le projet que forme Crochet de cartographier l’île : il a bien changé, notre pirate ! Naguère obsédé d’or et de trésors, il s’intéresse pour elle-même à l’île de l’Imaginaire qui ouvre sur l’Inconscient (L’Opikanoba est utilement rappelé planche 23).

Le pirate Mouche, marrant avec son canotier style Maurice Chevalier, est là pour alléger de son comique la sombre quête de Crochet ; flatteur, obséquieux, mais habile, il tire Crochet d’affaire à plusieurs reprises. On se demande un peu pourquoi un type aussi sympa et gentil a lié son destin à celui de Crochet. En fait, il lui sert de mère (planche 46). Une mère-homme, scellant l'échec de Crochet à s'approcher du monde féminin.

De même, le pirate noir, à la fois humain et ridicule (planches 30 et 31), tempère de ses réactions si compréhensibles les entreprises dangereuses de Crochet. On pense à Baba, dans "Le Démon des Caraïbes", réutilisé dans "Astérix".

Autre convergence d’éléments disséminés : Peter est bien devenu Peter Pan, s’incorporant physiquement des traits de son camarade imaginaire et disparu, au point que l’on peut nier que le camarade soit mort : il serait simplement « incarné » en Peter Pan (planche 28).

Peter Pan se révèle responsable en ce qu’il va assister aux derniers instants de Monsieur Kundal, qui agonise de tuberculose dans son bouge londonien. Lequel Kundal nous fait une belle mort après avoir donné à Peter Pan un dernier trésor : une image de la Mère Aimante, sorte d’anima dont Peter ne pourra vraiment profiter que par la force de son Imagination. La Mère absente fait enfin irruption. Et, devenu moins individualiste, Peter affirme partager cette image avec les Enfants Perdus (planche 29).

Peter Pan (le veinard) est l’objet des convoitises (convergentes...) de trois filles : la petite Rose, qui a l’air bien raisonnable et bien responsable, en jouant un rôle maternel auprès des enfants perdus ; la fée Clochette, toujours agitée comme un chef de bureau face à ses subordonnés ; et la petite indienne sexy, Lys Tigré. On est bien dans l’Imaginaire : c’est pas à moi que ça arriverait, tiens !

L’imaginaire va bon train sur l’île : les enfants rêvent à l’aménagement de leur paradis terrestre, et une instance de Justice y a élu domicile : le crocodile Crochetophile.

Le dernier mouvement de l’album débouche sur un coup de théâtre, à vrai dire prévisible si on a suivi l’évolution psychologique des personnages : Crochet retrouve le livre de mythologie grecque que Kundal avait donné à Peter Pan, et les réflexions (étonnamment humaines, planches 46 à 50) auxquelles il se livre à propos de ce livre le rapprochent brutalement de Peter Pan lui-même.

Convergence bien inattendue, qui renforce la problématique psychologique du récit. Les destins des uns et des autres, maintenant bien préparés, devraient logiquement se croiser pour se dénouer dans le finale.
khorsabad
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le 16 sept. 2012

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