Le décrochage est net entre ce tome de conclusion de la série, et l’opus précédent. La Lune étant restituée à son souverain légitime ( ?), le souffle de l’épopée résistante et salvatrice, dont le but était de rétablir le bon droit ( ?), retombe sans ambiguïté. Cet épisode fait place à des règlements de comptes personnels, qui ne mettent certes pas en danger l’Univers : en finir avec le vilain qui reste, affiner la psychologie des personnages pour qu’ils puissent, comme on disait au siècle précédent, « faire une fin », c’est-à-dire se figer dans une fonction sociale, une situation amoureuse, une vocation persistante qui résulte de ce que l’on a pu apprendre d’eux dans le reste de la série.

Les personnages « font donc une fin » pas forcément en rapport avec ce qui était attendu, surtout sur le plan sentimental. Pour ne pas dévoiler grand-chose, disons simplement que Cyrano trouve ici une autre destinée que celle qu’Edmond Rostand lui a allouée (planches 6, 11, 21 et 30). Les personnages falots et vulnérables ne sont pas oubliés : Andreo confirme sa vocation théâtrale (planche 9), tandis qu’Eusèbe enracine sa fonction enfantine, bavarde et naïve auprès du duo Don Lope-Maupertuis (planche 49). Maupertuis, trop lyrique, trop fougueux, trop recherché, y compris en des moments inopportuns (planches 12 et 13, 19, 35), doit apprendre à se maîtriser et à « revenir sur terre » psychologiquement ; ce qu’il fait (physiquement). L’avare Cénile se fige – physiquement – dans sa posture obsessionnelle (planches 17 et 24) : pas de salut pour les avares, même – et surtout – théâtraux ! Bombastus a enfin droit à disserter sur ses conceptions sans être moqué ni interrompu (planches 27-28, 41), et l’on évitera de s’étouffer de rire au vu de la réplique d’un pirate, qui invente, au fil d’une réplique, la théorie actuelle de la gravitation (planche 28). Mendoza tient jusqu’au bout son rôle de traître absolu, largement inspiré par l’acteur Guy Delorme (voir remerciements en tête de volume). Et, comme il faut bien en finir rapidement, la quête de Maracaïbo par Kader se retourne subitement en boucle fermée vers d’autres personnages à portée de main (planche 39 à 41).

Les envolées d’alexandrins, toujours délicieuses, sont placées dans des contextes divers : la mélancolie d’adieux définitifs (planche 3), une scène très classique de séduction sous un balcon (planche 19) ; une déprime amoureuse (planche 22) ; le duel final entre Maupertuis et Mendoza (planche 35).

La poésie se manifeste non seulement dans l’arrangement des mots et de leurs rythmes, mais aussi dans la féérie : la Lune est décidément un monde idéal, qui coupe les ailes à la violence (planche 1), qui reflète bien les côtés inconscients de la psyché humaine (on méditera sur la symbolique « aventure de la mémoire », comme dirait Voltaire, planche 5) ; la leçon de non-violence lunaire a des répercussions sur notre occasion de rire sur Terre (planche 43).

La recherche du vocabulaire pertinent et spécialisé, parfois placé en un contexte qui en souligne toute l’ironie, est l’un des charmes de l’album : planches 7 et 28 ; et la confusion récurrente entre « poulets » et « perroquets » est toujours hilarante (planches 14 et 24), de même que le sublime « Suivez ce caillou ! » (planche 23). On criera au génie sur un dessin de la planche 27, où Bombastus, lors d’une démonstration, trouve le moyen de télescoper, au tableau noir, « Le petit chat est mort » de « L’Ecole des Femmes », et l’expérience du chat de Schrödinger !

Les pages de garde ayant été élevées à la dignité de partie intégrante du récit par Ayroles et Masbou, on ne s’étonnera point que les deux fonctions qu’elles remplissaient se trouvent rassemblées dans cet ultime volume :

• au début de l’album, un beau planisphère, repris, à vue de nez, d’un original de la fin du XVIe siècle-début du XVIIe siècle, où les formes de l’Amérique sont à peine mieux traitées que dans les atlas d’Ortélius ou de Mercator ; la projection est de type Eckert IV, mercatorisée avec l’étirement surréaliste des régions polaires ; autour de ce planisphère, un marteloire de fantaisie, ornée de roses des vents, de monstres marins (et lunaires !), de navires, et des représentations du ciel austral et du ciel boréal. L’enjeu était, pour Ayroles, de donner argument à son très improbable itinéraire de retour de la Lune vers la Terre, à partir des « Monts Miroboliques », dont la nomenclature est gracieusement écrite en cursives du XVIIe siècle. Toutefois, l’abondance de fantaisie dans les noms, régulière dans les tomes précédents, est réduite à sa plus simple manifestation (première réserve), et, il faut bien le dire, cette carte ne sert pas à grand-chose pour appuyer le récit (deuxième réserve).

• à la fin de l’album, une « post-fin » ravissante, qui boucle l’itinéraire de Maupertuis et Don Lope, les renvoyant à la situation qui prévalait au tout début de la série (et que laisse augurer, d’ailleurs, leur posture de conspirateurs vénitiens apparaissant sur la couverture, écho de celle qui apparaissait dans le tome 1). Ravissante, parce qu’on finit là où tout a commencé, dans une Venise pastellisée des roses et des mauves d’un entre-deux ambigu (aurore ? crépuscule ?), avec une acqua alta léchant directement la base du Palais des Doges ; ravissante, parce qu’elle clôt ironiquement le thème de la « galère » -leitmotiv théâtral et non-théâtral de la série – en clouant le bec à la prolixité narrative de l’adorable Eusèbe ; parce qu’elle jette, comme un envoi poétique, une ultime brassée d’alexandrins ; parce qu’elle met en scène, une dernière fois, les costumes de la comédie italienne ; parce qu’elle parvient, dans l’ultime réplique, à libérer les héros de leurs postures antérieures, tout en les intégrant définitivement au monde du théâtre. Respect !

Masbou clôt l’enchaînement éblouissant de ses fééries colorées par une prédilection vers des roses (planches 3 à 6, 10-11), des mauves et des jaunes pastels suggérant à la fois une tendance crépusculaire et la profondeur de nouveaux horizons qui appellent l’aventure (voir la première vignette de l’album, qui donne le ton de l’ensemble). Parmi ses moments de grâce, on se délectera de la maison à toits superposés et ornés de losanges de la planche 2, du cheminement poussiéreux de Callikinitopolis dans une vignette qui rend hommage au théâtre antique (planche 2 : masque tragique, masque comique, théâtre ensablé) ; de la perspective merveilleuse plongeante sur la baie maritime (planche 8) ; de ce jardin de rêve de villa aristocratique italienne (planche 14) ; de ces carreaux translucides d’une cabine de navire (planche 19) ; de ce labyrinthe à la française en nocturne (planche 22) ; du rouge prégnant du règlement de comptes final entre le bon et le méchant (planches 31 à 36), rouge habilement mis en place par la vertu d’une éclipse, qui joue un autre rôle : permettre le voyage retour de Maupertuis ; des fêtes nocturnes sur une île qui ressemble furieusement à Santorin (planches 42 à 46).

Une série parfaite de beauté, d’intelligence, de culture ; une morale politique peut-être un peu naïve. Mais on n’en finit pas de dénombrer à combien de niveaux – y compris ceux où se perd notre conscience analytique – cette aventure nous touche. Cumuler le plaisir de l’aventure, du merveilleux, et chatouiller les tréfonds initiatiques de notre inconscient, voici un exercice complexe où tous les auteurs ne réussissent pas !
khorsabad
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le 30 mars 2014

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