Un manga bancal, trop bavard, mais aux débuts extraordinaires... Tome par Tome

Tome 1 : Comment (et pourquoi) résister au phénomène "Death Note" qui peu à peu envahit la planète, après le succès colossal du manga au Japon, et avant les films, les séries TV, les jeux sur Nintendo DS... ? A partir d'un postulat fantastique pas très sérieux (mais pourquoi le serait-il ?), la mystérieuse Tsugumi Ohba (existe-t-elle même ?) construit une histoire stupéfiante de duel cérébral entre deux "surdoués de la manipulation". Et bien sûr, le plus manipulé ici, c'est bien le lecteur - pas beaucoup plus malin que le Dieu de la Mort qui a voulu un peu s'amuser avec les humains et est tombé sur (bien) plus fort que lui. Le Tome 1 de Death Note - bien sûr impeccablement dessiné et remarquablement construit, avec sa narration en micro-flashbacks - sera donc un délice pour tous ceux que les jeux conceptuels fascinent et amusent. Cerise sur le gâteau, le thème du pouvoir absolu et de la justice toute-puissante ajoute un remarquable contexte "philosophique" et une ambigüité morale permanente (doit-on être d'accord avec la vision d'un monde meilleur qui est celle de Light ?), et génère une profondeur assez malaisante à ce qui n'aurait pu être que l'adaptation japonaise des théories manipulatoires de la nouvelle série TV US. A suivre, forcément...

Tome 2 : Il était sans doute inévitable que, après le démarrage fulgurant des 7 premiers chapitres, "Death Note" marque un peu le pas. La raison en est double : Ohba a pour l'instant échoué à faire de "L.", sorte de stéréotype du héros de mangas pour adolescents, un personnage aussi fascinant que Light, et toutes les scènes tournant autour de l'enquête en deviennent assez fastidieuses. Ensuite, le meurtre des agents du FBI transforme clairement (ah ha) Light en un "pur méchant", et fait disparaître l'ambigüité morale de sa démarche qui générait tant de trouble... Mais ce "passage à vide" ne dure que quelques chapitres, et le face à face entre Light et la jeune fiancée de Raye constitue bien vite un nouveau sommet de "Death Note", avant que, les soupçons de L. se resserrant, l'intrigue s'accélère à nouveau. C'est une torture que de ne pas passer immédiatement au Tome 3, qui attend bien sagement rangé dans ma bibliothèque...

Tome 3 : Si ce troisième volume de "Death Note" est principalement consacré aux combats mentaux délirants des deux génies que sont Light et de L., avec un premier véritable face à face - même symbolisé en un improbable match de tennis - qui étire jusqu'à l'extrême notre patience, et prend le risque d'épuiser la fascination de son sujet, le scénario effectue un spectaculaire redressement au 23ème chapitre : brisant le principe qui tenait "Death Note" jusque là, en faisant disparaître Light de son rôle de personnage principal pour mieux nous faire vivre un nouvel évènement-clé (inexplicable sans la perspective offerte par Light, donc !), Tsugumi Ohba prouve son absolue virtuosité narrative, et relance notre intérêt pour une saga qui s'apparente bien aux meilleures séries TV US du moment : le coup de théâtre final redistribue les cartes, et donne une furieuse envie de passer immédiatement au tome 4.

Tome 4 : Baisse de régime indéniable dans ce tome 4, malgré l'irruption de l'adorable Misa qui introduit le ver du sexe et de la passion dans l'univers du refoulé (homosexuel ?) de Light et L. La lourdeur de l'enquête vue du côté "des autorités" et le manque de charisme du personnage de L. contribuent régulièrement à ces "tunnels" qui peu à peu détruisent la magie de "Death Note". Et quand l'amour adolescent - et absurde - de Misa pour Light menace de faire basculer le récit dans un univers plus incertain (celui de la comédie ? celui de la vie, tout simplement ?), voire même d'y mettre un terme prématuré (car l'amour "voit" tout et peut tout accomplir), les scénaristes couards reculent et remettent notre héroïne à sa place : amnésique, ligotée et à la merci de hommes, la femme ne peut plus influer sur son destin, et renonce à son pouvoir. Pas de doute, "Death Note" est salement phallocrate !

Tome 5 : Après un démarrage à 100 à l'heure avec pathos et suspense, "Death Note" effectue une figure pour le moins inhabituelle, un pur et simple "reset" de son histoire - et de la mémoire de personnages-clé de celle-ci. Indéniablement culotté, ce tour de force scénaristique, redistribuant les rôles, vient secouer le confort du lecteur et d'un face à face un peu répétitif entre Light et L. Désormais littéralement enchainés l'un à l'autre, ceux-ci s'avancent désormais avec nous dans un monde aux règles encore inconnues. Le reste de "Death Note 5" ne tient malheureusement pas les promesses de cette incroyable rupture, sans doute parce qu'il y a quelque chose d'un peu plus conventionnel dans le nouvel affrontement qui se dessine entre les forces du Bien (plus clairement définies comme telles) et le Mal, désormais identifié au capitalisme financier sans âme et à ses sbires prêts à tout pour assurer leur ascension sociale. Il faudra donc voir si Tsugumi Ohba réussit à nouveau à nous surprendre dans le Tome 6, et ainsi à échapper aux clichés et à la banalité qui menacent "Death Note".

Tome 6 : Ce 6ème tome semble donc boucler (d'après sa postface) le premier cycle de "Death Note", en attendant d'être projetés dans les prochains chapitres dans le (proche) futur. Si l'affrontement entre L. et Light et le nouveau Kira se termine dans un magnifique suspense, et de véritables scènes d'action - les premières de "Death Note", en fait - qui permettent de goûter pleinement enfin la virtuosité du dessin d'Obata, on ne peut pas s'empêcher de se sentir frustrés par l'indéniable futilité de ce qui semble être devenu une banale histoire policière. Espérons donc que la seconde partie de ce manga à la popularité planétaire nous ramènera vers les subtilités intellectuelles et les ambigüités morales des premiers chapitres.

Tome 7 : Inutile de le nier, le retournement de situation opéré dans la première partie de ce tome 7 par le scénariste de génie de "Death Note", est absolument scotchant : justifiant le long tunnel des chapitres précédents, Tsugumi Ohba nous plonge dans une admiration béate devant la stupéfiante manipulation construite par Light, joueur d'échec suprême qui joue ici avec sa vie, comme avec le futur de l'humanité - rien que cela. A partir de là, les forces du mal méritent clairement de triompher, ce qu'elles font... nous plongeant du même coup dans cette délicieuse ambigüité qui est le principal charme de "Death Note" : quelle honte d'admirer la puissance intellectuelle pure quand elle est mise au service du Mal ! Il devient ensuite pour le moins pénible d'accepter que le manga ne se termine pas ainsi, et embraye sur une nouvelle histoire, située quelques années plus tard, et qui ne génère au départ que peu d'intérêt de notre part...

Tome 8 : Rien à faire, le tome 8 de Death Note vient confirmer que la "seconde partie" de la saga n'arrive décidément pas à recréer la magie de la "première" : multiplication des personnages sans qu'aucun n'apporte de véritable supplément d'âme ou de fiction, affadissement du personnage de Light qui n'a plus guère d'ambiguité depuis son passage clair du "côté obscur", ridicule absolu de ses deux adversaires, N et M, ne faisant tous deux que prolonger absurdement les idiosyncracies de L, disparition de la perspective "morale" de l'impact sur la société de l'activité de Kira, "Death Note" est en pleine déroute. Mais la plus grande erreur de scénario réside bien dans le changement de perspective offert sur les machinations de Light, dont on voit désormais la construction, ce qui nous prive désormais de l'exquis plaisir de la surprise. Notre admiration pour la mécanique du mal disparue, où est maintenant l'intérêt de ces constructions alambiquées et improbables ?

Tome 9 : Devant le manque d'intérêt absolu de ce 9ème tome d'une série en complète perdition, essayons de comprendre ce qui ne fonctionne plus dans "Death Note"... Je vois 3 problèmes fondamentaux expliquant la déliquescence de ce manga qui nous enchantait littéralement à ses débuts : d'abord, Ohba a clairement - et depuis longtemps - épuisé les ressources dramatiques de son petit jeu, un peu enfantin, entre Light et ses adversaires... Alors il en complique les règles et en multiplie les protagonistes (plusieurs cahiers, une multitude d'ennemis et de camps) : or il y a longtemps que le lecteur ne comprend plus, ne suit plus, et les pièges logiques claquent désormais dans le vide de notre indifférence. Toujours haut, toujours plus fort, Ohba croit qu'il lui suffit de procéder à une escalade dans l'ampleur de l'affrontement (avant-hier le Japon, hier les USA, aujourd'hui le monde ! Rhaaa !) sans que son récit prenne pour autant la peine d'embrasser les conséquences (politiques, morales, sociales) de ce choix, le décrédibilisant complètement. Enfin, en sacrifiant ses personnages secondaires - au sens propre (en les tuant) comme figuré (en les excluant du récit) - Ohba a de plus en plus déréalisé le combat de Light, qui n'a plus de famille, plus d'amis, plus de petite amie (Misa, reviens !), et se débat désormais dans le néant absolu de son pouvoir (si c'était volontaire, ça pourrait être poignant, mais ça non plus, Ohba ne le traite pas). Faut-il continuer de lire "Death Note" ?

Tome 10 : Surprise, délicieuse surprise, le Tome 10 de "Death Note" voit Tsugumi Ohba se ressaisir largement, abandonner plus ou moins les personnages ridicules de Near et Mello, ramener son scénario vers le passé en faisant tourner le suspense "analytique" autour d'un épisode central de la "première partie", introduire deux nouveaux personnages qui font avancer à nouveau l'action, tant au niveau de la réflexion "politique" (autour du beau personnage de Teru Mikami, Ohba interroge à nouveau les limites de l'utopie... Même si l'on me rétorquera que ces limites étaient franchies depuis longtemps par Kira... Et assimile franchement l'idéalisme à un dérèglement psychologique) que de la romance (Light serait-il amoureux ? ouahhh !). Bref, même s'il est indéniable que la fascination initiale de la saga ne reviendra plus, voici un épisode qui permet à la tension et la complexité de renaître, et qui, au moins, ne génère plus l'ennui profond des trois ou quatre tomes précédents.

Tome 11 : Que dire du 11è tome de "Death Note", bien plat après le retour d'une certaine excitation du volume précédent ? Qu'il s'agit clairement de 200 pages de transition, de préparation avant l'affrontement final, que l'on ne peut que supposer titanesque ? Nous assistons ici - sans y comprendre quoi que ce soit, bien entendu - à la construction, aussi bien par Light que par Near, du piège que chacun entend refermer sur l'autre, pour pouvoir définitivement triompher de son adversaire. Cela pourrait être fascinant, ce n'est souvent qu'ennuyeux, d'autant que c'est finalement la première fois que Ohba procède ainsi, lui qui avait préféré jusque là nous surprendre par le machiavélisme absolu de ses joueurs d'échecs (et c'était bien là l'un d'un charmes du manga...!) : alors on est saisi par la crainte que ce final, attendu depuis de longs mois, ne soit pas à la hauteur de nos attentes, inévitablement. En attendant, on déplorera encore une fois la fadeur générale des personnages, simples pions sur l'échiquier (un crépage de chignon entre les deux amoureuses de Light constitue le seul réel amusement de ces pages !), et, tardivement on s'émerveillera sur 7 pages, entièrement muettes, qui décrivent élégamment et mystérieusement le temps qui s'écoule, et nous prouvent que, oui c'est clair, le principal défaut de "Death Note", c'est d'être trop bavard !

Tome 12 : Voilà, "Death Note", c'est fini ! Pas trop tôt, dirons certains, vue la déconfiture incontestable de la série dans sa (pauvre) seconde partie. Si le dernier face-à-face entre Kira et Near représente une sorte de triomphe de l'absurdité absolue des plans au 18ème degré qui ont caractérisé "Death Note", au moins Ohba et Obata réussissent à injecter dans ce dernier duel une forme de super-hystérie qui ne manque pas de punch : faire se terminer une série aussi froidement théorique - et clairement égarée dans sa théorie - dans le sang et la fureur me parait un beau choix... Que les auteurs ne tiennent pas jusqu'au bout, puisqu'ils ajoutent deux épilogues inutiles, l'un pour nous signifier que "la vie continue" - donc le bon happy end de rigueur -, l'autre pour au contraire suggérer des conséquences au passage de Kira sur terre - malin, sauf que la référence religieuse est tout aussi maladroite. Bref, jusqu'au bout, "Death Note" reste un manga bancal, qui n'aura pas tenu les promesses de ses merveilleux débuts.
EricDebarnot
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le 2 juin 2013

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le 25 oct. 2014

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Eric BBYoda

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