Hard Boiled
7.3
Hard Boiled

Comics de Frank Miller et Geof Darrow (1990)

Il ne manque pas un seul détail dans cette histoire très noire.

Un laborantin avec blouse blanche et un pull marqué d'un gros code barre court dans des couloirs métalliques : il doit absolument avertir monsieur Willeford que l'unité quatre dépasse la mesure. La scène passe à un homme en pardessus acculé contre un mur en train d'apostropher son assaillant. La double page suivante décrit un carnage sans nom dans lequel le chaos et les détails se disputent la suprématie. Nixon est soumis à une grêle de balles innombrables tirées depuis de lourdes armes à feu montées sur une belle voiture jaune. La voiture massive percute Nixon de plein fouet et traverse le mur contre lequel il se tenait. Ils atterrissent dans une sorte de galerie couverte abritant un baisodrome avec spectateurs. Le massacre continue jusqu'à une explosion encore plus massive. Après passage dans un laboratoire, Nixon est prêt à reprendre sa vie de banlieusard auprès de sa femme et de ses 2 enfants, jusqu'à sa prochaine journée de travail.


Cette histoire est parue pour la première fois en 3 épisodes publiés de 1990 à 1992 par Dark Horse comics. La raison de cette publication étalée se voit clairement : Geoff Darrow (l'illustrateur) a eu besoin d'énormément de temps pour terminer ses planches. N'hésitez pas à utiliser la fonction "cliquez pour feuilleter" pour avoir un premier aperçu de l'obsession maniaque du détail qui tenaille Darrow sur l'édition en anglais (Hardboiled). Dès le début, le lecteur est assailli par les pleines pages qui abondent dans cet ouvrage. La majorité desdites pleines pages regorgent de détails jusqu'à l'overdose. Lorsque la voiture traverse le mur, le lecteur se trouve face à une pleine page gorgée d'éléments minutieux. Sur cette page il y a donc la voiture qui défonce le mur ; il y a au bas mot 60 briques de dessinées, chacune d'une forme différente attestant de l'impact particulier qu'elle a subi. Il ya une quinzaine de couples en train de copuler sur l'estrade prévue à cet effet, chacun dans une position différente. Il y a également quatre vingt spectateurs au bas mot, chacun différent de son voisin en termes de visage, de coiffure, de vêtements, de posture, etc. Le lecteur découvre au fur et à mesure de l'observation de cette pleine page des activités secondaires inattendues allant de la blague visuelle à la provocation politiquement incorrecte, voire trash (saurez-vous repérer le vibromasseur ?).


En dessinateur consciencieux, Darrow a également pris soin d'intégrer les descentes d'eaux pluviales, ainsi que les câbles alimentant en énergie ce secteur. Et comme il ne manque pas d'humour, il a affublé chacun des spectateurs d'un bandeau noir sur les yeux pour que le lecteur ne puisse pas les identifier. On peut quand même s'interroger sur les intentions de la dame habillée qui s'apprête à utiliser une tronçonneuse souillée. Darrow fait également preuve d'une composante méchamment punk. Il éparpille dans ses illustrations des attaques sur le mode de vie américain (pour ma part j'ai beaucoup apprécié le distributeur automatique d'armes à feu). En faisant attention, vous repérerez également quelques références à d'autres œuvres de Miller (par exemple un logo de la Pax en provenance directe des aventures de Martha Washington). En plus de ces pleines pages et doubles pages, il y a des séquences plus traditionnelles de suite de cases qui sont tout aussi efficaces et tout aussi bourrées de détails. Le lecteur ne dispose que de quelques pages en petit nombre pour se reposer les rétines et elles sont assez espacées les unes des autres. Cette histoire ne se lit donc pas comme les autres bandes dessinées ; il faut beaucoup de temps pour déchiffrer chaque illustration, et les visuels comprennent plus de provocations que le scénario. Cette surcharge d'informations visuelles peut rebuter.


À l'époque, Frank Miller a clairement indiqué qu'il arrêtait de travailler pour Marvel et DC comics pour se lancer sur des projets plus personnels pour lesquels il garderait les droits d'édition. Son premier acte a été de trouver un nouvel éditeur : Dark Horse, puis des dessinateurs pour travailler sur ses projets. À la lecture des 2 premiers épisodes, le lecteur est en droit de se demander s'il existe un scénario pour cette histoire. Tout n'est qu'une suite de confrontations entre Nixon et 2 opposants aussi implacables que lui, tout n'est que prétexte à débauche de matériaux brisés, d'objets et de bien matériels fracassés et d'êtres humains déchiquetés. Arrivé aux deux tiers de l'ouvrage, le lecteur est en droit de penser que le scénario tient sur un timbre poste et que le dernier tiers n'apportera qu'une baston extrême de plus. Et bien, sans rien révéler, je puis vous dire qu'il n'en est rien. Bien sûr, Miller a écrit surtout pour que Darrow puisse solliciter nos rétines au delà du raisonnable, mais au-delà des fracas incessants il y a bien une histoire avec une fin claire et sans concession. Toute cette violence démesurée est l'expression d'un conflit qui n'est révélé qu'à la fin qui s'avère bien noire.


Frank Miller et Geoff Darrow ont également réalisé Big Guy en 1995, un récit fortement influencé par Astro d'Osamu Tezuka et qui a été adapté en dessins animés.

Presence
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le 11 avr. 2020

Critique lue 127 fois

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