Le concept est particulier : il s'agit de 300 pages (150 double-pages, en fait), qui représentent le même lieu, la même prise de vue, mais à des moments différents, avec au sein de ces planche des inserts de vignettes datant d'autres époques (mais placées au même endroit). Ca ne raconte pas à proprement parler une histoire, disons plutôt que ça produit une impression. Ce qui est fort, c’est le rendu intemporel et le travail sur la simultanéité. C’est un peu comme si on contemplait l’histoire (ou un fragment spatial de l'histoire), mais en tant que créature non assujettie au temps, un peu comme les Prophètes de Deep Space Nine (c’est toujours bien de replacer une référence Star Trek). Bon, c'est déjà intéressant pour l’espèce de vertige intellectuel que ça produit, mais c’est également intéressant dans la technique de représentation. Avec ses insertions de cases dans une double page, l’auteur parvient à montrer simultanément plusieurs moments, et grâce au travail sur les couleurs (qui vont marquer une époque), on finit par intégrer naturellement qu’on regarde à la fois 1957, 1999 et 2014. En plus, à une ou deux occasion il utilise ce principe pour décrire un mouvement : à un moment, un oiseau rentre dans la maison, et un personnage court un peu en tentant de le chasser. Dans une BD classique, on montrerait une suite de cases, le mouvement réel étant précisément ce qui se déroule dans l’intercase. Là, c’est à la fois similaire et fondamentalement différent : on voit bien les différentes vignettes (toutes datées de la même année, forcément), mais il n’y a pas d’intercase : elles sont disposées à l’endroit où le mouvement a lieu (et puisqu’il y a mouvement, il y a déplacement). Bref, là où le mouvement est habituellement produit, en BD, par l’imagination d’un déplacement entre les cases, ici c’est plutôt l’imagination du temps qui passe entre deux positions. Et en même temps, la représentation à d’autant plus de sens que tout est censé être simultané, ce qui justifie la multiplication des vignettes et le côté "ubiquité" qui en découle. C'est fort !
Au rayon technique, il y a aussi une chouette variation dans les façons de dessiner, avec de la peinture abstraite pour les périodes vraiment vieilles (genre y a quelques milliards d’années), des choses avec un crayonné grossier, puis de plus en plus fin au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, pour aboutir à quelque chose de très épuré dans l’époque contemporaine, avec un rendu informatique.
Les impressions produites ont évidemment trait au temps, et de nombreuses planches vont montrer simultanément plusieurs époques où des choses similaires se produisent, comme pour montrer l’universalité de certaines émotions ou certains comportement : des gens qui dansent, qui s’enlacent, s’insultent, etc… C’est un peu comme une poésie graphique, où ce sont les événements qui riment (il y a une phrase qui décrit ça dans le livre). Ca rend bien le côté cyclique du temps et des époques, et le bouquin rend aussi bien compte du paradoxe du temps, devant qui chaque chose paraît insignifiante et pourtant importante de par son unicité.