Cet album ne devrait jamais être ouvert. Il ne devrait même pas exister. Franquin a fait une belle connerie.
Dans mon ignorance, cette superbe ignorance, j’ouvre donc ces Idées Noires. La tranche craque salement, mes doigts moites restent collés à la couverture alors que je me prends de plein fouet la première planche, la tranche acérée de la page qui me cisaille la gorge. Je suis assis sur mon fauteuil, confortablement, repensant un peu à toutes ces sordides actualités. La Syrie ? Les tensions religieuses en Birmanie ? Vous n’y êtes pas du tout… Le froid mes chers amis ! Chaque journal télévisé vous le dira, il fait fichtrement froid. L’hiver est une rude saison, cristallisant la mauvaise humeur sous une couche de neige sentant le carton surgelé et les vapeurs de gasoil refroidies. C’est atroce, quand on y pense…
Je pense à tout ça, posant mes yeux avides sur cette fameuse première page. La seule page. Tout se craquelle d’un seul coup. Cette encre venimeuse que Franquin a scellé dans ces planches en psalmodiant une antique et obscure malédiction se libère d’un coup et pénètre le vernis de couleurs criardes qui recouvre le monde. Tout s’éclaire d’une lumière noire. Toutes ces relations hypocrites, tout ce brouhaha, ces compromissions, ces chimères, tout ce monde parlant toujours mais n’écoutant jamais… Tout se fige d’effroi avant de s’effriter lentement et de laisser suinter cette encre absorbant couleur, vie et mensonge.
Ta routine abrutissante, ton taff minable, Franquin n’en a rien à carrer. Il explore toutes les facettes de l’humanité. C’est moche, c’est très moche à voir… Alors Franquin, qui appartient bien malgré lui à l’espèce humaine, abandonne toute idée de couleur. Il n’y a rien à colorer parce que rien n’existe assez substantiellement pour ne pas profondément avilir l’homme et ses semblables. Rien ne revient de cette noirceur, rien ne vit suffisamment pour espérer mourir. Dans cette demi-vie fade et insipide, Franquin puise toute la force de cet album. C’est dans cet entre-deux-mondes qu’il peut manier le plus aisément cette couleur du néant, le vide de l’espace qu’il distille à travers ses propres veines, ses propres larmes, crispé de douleur sur son plan de travail, riant, pleurant. Ce qu’il pleure, c’est ce néant qui le vide de sa substance pour noircir ces personnages de ténèbres.
Des gens meurent sans avoir vécu, certains existent sans jamais mourir quand les derniers, les plus nombreux, vivent sans jamais rien espérer. Franquin se contre-fout de ces questions existentielles, il ne cherche pas à donner de sens à la vie de tous ces gens. Il ne fait que cracher à la gueule du monde cette encre anthracite. Il se fout royalement du Moyen-Orient, de la guerre froide, de la géopolitique, de Donald Trump. Antimilitariste le Franquin ? Ça reste à voir ! Il se branle que tu manges une pastabox tiède en lisant ces mots alors que Terre-Mère se meurt. Tout ça, c’est dans l’ordre des choses. L’homme existe sans raison, il est mauvais sans raison, il saccage sa planète absolument sans aucune raison. Franquin a posé les yeux sur l’humanité avec un rictus sarcastique lui barrant le visage comme une cicatrice, à demi-immergé dans un océan d’encre noire qui l’absorbe toujours plus profondément, là où rien ne résiste à l’ordre supérieur du cosmos, où rien ne peut décemment exister autre qu’un tourbillon nihiliste et l’absolue certitude de ne rien savoir.
Un album à foutre au feu pour lui donner un peu de couleur. Il fait bien froid…