Anticipation technologique et enquête

Ce tome fait suite à Injection Tome 2 (épisodes 6 à 10) qu'il faut avoir lu avant. Il contient les épisodes 11 à 15, initialement parus en 2017, écrits par Warren Ellis, dessinés et encrés par Declan Shalvey avec une mise en couleurs réalisées par Jordie Bellaire.


Dans les Cornouailles, de nuit, dans un endroit appelé Mellion Moor, un groupe de 3 personnes approche d'un site mégalithique, en forme de cercle avec un mégalithe dressé au centre. La responsable du groupe explique aux 2 autres qu'il s'agit d'un endroit avec une formation géologique très bizarre, une anomalie par rapport à la zone, avec des roches contenant du quartz, sensibles au courant électrique, et une assise se comportant comme une coupole d'antenne satellite, amplifiant le signal. Alors que la femme promène le rayon de sa torche électrique, un des hommes lui fait remarquer qu'il y a un cadavre humain enchaîné au mégalithe central, dont il ne reste plus que les os avec un ou deux lambeaux de chair. Dans sa maison sur la lande écossaise, Brigid Roth reçoit un appel de Maria Kilbride, chef du FPI (Force Projection International). Cette dernière lui explique qu'elle a besoin d'elle pour une mission en Cornouailles, afin de décoder des signaux bizarres. Brigid Roth ne se fait pas prier, accepte la mission, définit ses conditions financières, confirme qu'elle n'a pas besoin de billet d'avion et demande que Maria Kilbride achète le garage dont elle lui envoie les coordonnées. Kilbride lui rappelle le risque qu'elle court si Robin Morel découvre qu'elle a réussi à mener à bout une de ses théories à lui. Elle ajoute que Morel a accepté un poste à Breaker's Yard, c’est-à-dire de travailler pour le gouvernement.


Brigid Roth prépare sa valise avec ses vêtements, ses affaires de toilettes et son nécessaire d'hygiène féminine. Elle se souvient du jour où elle a acheté sa propre maison, avec également un cercle de mégalithe sur le terrain. Maria Kilbride la rappelle pour lui indiquer que tout est prêt dans le garage. Brigid Roth finit de s'équiper avec des lentilles, un pendentif, un tatouage électronique, des bagues, une oreillette et bien sûr elle vérifie le bon fonctionnement de son appli. Ayant la confirmation que son contrat est signé, elle s'adresse à haute voix à l'intelligence artificielle qu'elle a baptisée Sheela et se rend en Cornouailles. Sur place, elle est accueillie par Ryan Sutter déstabilisé par son arrivée soudaine. Il la conduit sur le site de Mellion Moor et elle est accueillie par Bob Gristle, agent du FPI, Brigid Roth active ses outils informatiques et se met au travail.


C'est avec anticipation et gourmandise que le lecteur se jette sur ce nouveau tome, car le précédent constituait à la fois une aventure exceptionnelle de Sherlock Holmes plus vraie que nature, une relecture du personnage, un commentaire sur le personnage, et un nouveau chapitre dans le développement de l'Injection. Warren Ellis ne perd pas de temps en établissant le meurtre et donc l'enquête à mener dans les 3 premières pages, avec une explication géologique bien troussée. Dès la page suivante, le lecteur comprend que ce tome est consacré à une enquête menée cette fois-ci par Brigid Roth, l'experte en informatique du groupe composant l'Unité des Contaminations Culturelles Croisées. Cette fois-ci le scénariste relève le défi de décrire un informaticien de génie en action. Il s'agit d'un pari assez osé car en ce début de vingtième siècle les technologies évoluent à une vitesse folle, et relever ce défi est prendre le risque que le récit semble daté seulement 1 an ou 2 ans après sa date de parution initiale. Cela n'empêche pas le lecteur de regarder avec une grande curiosité Brigid Roth se préparer pour sa mission. En bon auteur d'anticipation, Ellis dose ses ingrédients avec soin, pariant sur une technologie Wifi avec un appareillage de type lumineux, par encore existant, mais pas si farfelu que ça. Le résultat est convaincant pour une touche d'anticipation plausible sans être tout à fait possible en l'état des technologies disponibles en 2017. Il pousse le bouchon un peu plus loin avec le mode de transportation initial de Brigid Roth qui relève plus de la science-fiction, mais qui reste cohérent avec un monde où peut exister une intelligence artificielle aussi particulière que l'Injection.


Ces projections futuristes fonctionnent d'autant mieux que Declan Shalvey et Jordie Bellaire continuent de faire des merveilles visuelles. Comme dans les 2 premiers tomes, la coloriste utilise une palette restreinte, avec une approche naturaliste. Le lecteur peut croire à la pénombre de la nuit, comme au brouillard recouvrant Mellion Moor dans le premier épisode, ou encore l'éclairage aux teintes rougeâtres dans le bureau de Robin Morel à Breaker's Yard. Par ailleurs, quand la scène le justifie, Jordie Bellaire peut aussi intégrer des effets spéciaux, à nouveau très mesurés, par exemple pour les manifestations d'énergie magique, mais très remarquables du fait du contraste avec les séquences normales. Comme à son habitude, Warren Ellis ne ménage pas la peine de son artiste. Il a inclus de nombreuses séquences de dialogues, sur la lande, au téléphone, côte à côte dans une voiture, dans le bureau d'un professeur d'université. Pourtant s'il n'y prête pas attention, le lecteur ne ressent pas d'impression de dialogues envahissants ou pesants. À chaque fois, l'artiste fait l'effort de concevoir un plan de prise de vue présentant un intérêt visuel dans la narration. Il n'exagère pas les expressions des visages, mais sait montrer l'état d'esprit, partiellement ou en totalité, sur les visages des interlocuteurs. Ainsi, à la fois le lecteur a l'impression d'assimiler une grande quantité d'informations, à la fois il lit des séquences fluides qui lui donnent l'impression d'être à côté des personnages, en situation réelle.


Par la force des choses, le lecteur constate que le scénariste n'a pas conçu de grande scène muette dans son récit… jusqu'au dernier épisode où tout repose sur Declan Shalvey. Ce dernier épisode comprend 12 pages muettes qui montrent la résolution de l'enquête et la neutralisation de la menace uniquement par les images. En outre, il s'agit de mettre en scène un phénomène potentiellement magique. Shalvey relève le défi avec élégance et maestria, montrant les énergies déchaînées, la fragilité des êtres humains pris dans ce déferlement, les actions qu'ils entreprennent pour essayer d'endiguer le phénomène. Contre toute attente, la narration visuelle rend ces phénomènes plausibles, même si elle les montre de manière littérale et détaillée, à la fois grâce à des accessoires savamment intégrés auparavant, à la fois par un découpage et des plans de prise de vue très cinématographique, rendant compte de la rapidité du déroulement de la scène, de la rapidité des réactions des personnages.


Comme dans les 2 premiers tomes, le lecteur se laisse porter par la narration visuelle, l'emmenant dans un petit village de Cornouailles, le promenant sur la lande, en compagnie des personnages principaux, lui faisant découvrir un site archéologique. Non seulement, il se rend compte qu'il accepte bien volontiers les éléments les plus fantastiques car ils sont parfaitement intégrés dans la banalité du quotidien, et il se sent transporté dans par le récit lors des séquences d'action comme un jeune lecteur découvrant le merveilleux et l'horrifique pour la première, mais en plus il découvre des cases épatantes dans les situations plus banales. Il observe une jeune Brigid Roth caresser un monolithe avec quelques traces de lichens, sentant la sensualité de ce geste. Il regarde évoluer le rapport de force et les sentiments lors d'une conversation en voiture en Brigid Roth et Emma Beaufort. Il voit la professeure Derwa Kernick formuler des réponses ambigües ou mentant par omission, avec un plaisir certain pour orienter Brigid Roth vers une fausse piste. Declan Shalvey est aussi à l'aise dans les moments spectaculaires, que dans les scènes requérant de la finesse et de la subtilité. Par exemple il se laisse aussi prendre par la banalité de Brigid Roth en train de préparer sa valise, ne se demandant que 2 pages plus loin pour quelle raison les auteurs ont voulu lui montrer qu'elle emporte des serviettes hygiéniques et qu'elle met un soutien-gorge.


Comme il s'agit de Warren Ellis, le lecteur sait pertinemment que la scène de la valise n'a rien de gratuit, encore moins de racoleur ou de voyeuriste. Il se laisse quand même reprendre par le fil de l'intrigue. Le scénariste a conçu une enquête mouvementée, que Brigid Roth résout avec ses propres méthodes, totalement différentes de celles de Vivek Headland dans le tome précédent. Il se laisse également prendre par l'avancée de l'intrigue globale, à la fois relative au stade de développement ou d'apprentissage de l'Injection, à la fois à la possibilité de l'existence d'un autre monde dont la nature n'est peut-être pas aussi tranchée que le laissait le supposer le tome précédent. Il lui faut faire un effort conscient pour revenir sur cette histoire de valise, et pour se contraindre à se poser la question de l'importance de ces éléments dans l'histoire. De toute évidence, l'auteur a souhaité attirer l'attention du lecteur sur le sexe du personnage, certainement au regard de sa manière de mener son enquête (différente de celle d'un homme), certainement au regard de sa manière d'interagir avec les autres personnages. Libre au lecteur d'en tirer les conclusions qu'il souhaite.


Ce troisième tome a l'inconvénient d'arriver après le second, c’est-à-dire d'inciter le lecteur à établir une comparaison entre l'enquête de Vivek Headland et celle de Brigid Roth. À l'évidence s'il a déjà lu et apprécié des histoires de Sherlock Holmes, il est resté sur une impression extraordinaire suite au tome 2. Mais il doit aussi reconnaître qu'Ellis réussit tout aussi bien son exercice de rendre plausible une enquête mêlant cyberpunk d'anticipation et soupçon de magie, avec une pincée de folklore traditionnel. Sa réussite tient beaucoup à l'excellence de la partie graphique, entièrement au service du scénario, mais aussi d'un haut niveau de compétence, au point de pouvoir concilier les exigences de chaque scène avec une réelle personnalité graphique, sans jamais tomber dans des pages démonstratives.

Presence
10
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le 2 août 2019

Critique lue 118 fois

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