Ce qu'un homme peut faire, un autre homme peut le faire.

Ce tome fait suite à Kill or be killed T02 (épisodes 5 à 10) qu'il faut impérativement avoir lu avant. Il comprend les épisodes 11 à 15, initialement parus en 2017, écrits par Ed Brubaker, dessinés et encrés par Sean Phillips, avec une mise en couleurs réalisée par Elizabeth Breitweiser.


Dylan se tient dans la même villa que dans la scène d'ouverture du premier tome. Il a toujours son sweat à capuche, sou foulard rouge et un fusil à pompe avec qui il abat tous ceux qui apparaissent sur son chemin. Sa voix intérieure continue de relater les événements comme s'il les racontait à un interlocuteur invisible, se moquant de lui-même en traitant son récit de plus long flashback de l'histoire. Puis il évoque les 2 principaux événements du dernier tome : il ne prenait plus ses médicaments, et il était devenu obsédé par l'image d'un démon apparaissant dans plusieurs peintures de son père. Après 5 pages de carnage, le récit revient dans le passé, alors que Dylan est en consultation chez son médecin traitant, le docteur Mathers. Dylan promet de prendre régulièrement ses médicaments, et le médecin le prévient qu'il va surveiller qu'il aille bien les chercher. Après être sortie du cabinet, Dylan se fait la remarque qu'il ne pouvait pas tout lui dire, en particulier pas ses activités de vigilant.


Dans le même temps, Dylan a écrit une lettre ouverte à la presse pour indiquer qu'il cessait ses activités de vigilant à New York. Il a effectivement pu constater que le dispositif policier déployé s'était progressivement allégé jusqu'à disparaître. Il a renoué de manière amicale avec Kira, et laissé tomber Daisy suite à son utilisation non consentie des peintures de son père. Le mois de septembre est ainsi passé, sans exécution sommaire, sans apparition du démon. Mais en souffrant d'une violente crise de maux de ventre avec vomissement en octobre, Dylan s'est remis à repenser aux peintures avec ce démon, à s'interroger sur la raison pour laquelle il n'en avait aucun souvenir, à se demander s'il ne lui était pas apparu en septembre parce qu'il avait tué 2 personnes en août. Loin de se tasser, les choses ont empiré quant à l'occasion d'Halloween, il surprend un individu à l'accent russe poser des questions sur un certain Dylan dans un bar où il se trouve.


Dès la première séquence, Ed Brubaker continue de jouer avec le lecteur. L'histoire revient donc à la séquence d'ouverture du premier tome comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était passé, reprenant même des plans à l'identique. Pendant ce temps-là la voix intérieure de Dylan indique qu'il s'agit certainement du plus long flashback de l'histoire de la narration, mettant en avant l'outil narratif utilisé, le tournant en dérision, s'en moquant, comme une forme de commentaire narquois sur ce principe. Effectivement, les auteurs prennent soin de commencer chaque épisode par une scène d'action plus ou moins conséquente et généralement bien violente. En fait ce truc narratif est présent dès les couvertures de ces 5 épisodes. Chacune représente Dylan avec son hoodie et son foulard lui masquant le visage, en train de faire feu dans des directions différentes, avec en arrière-plan des immeubles et un fond rouge pour attiser l'excitation. Les peintures de Sean Phillips donnent l'impression de contempler un gros excité qui tire à tort et à travers, complètement enivré par le fait de manier une arme à feu.


Les auteurs conservent donc cette étrange forme narrative dans laquelle le personnage principal rend le lecteur complice de ce qu'il raconte. Ils continuent également à faire usage de mises en forme sortant de l'ordinaire, sans en abuser. Ainsi le lecteur retrouve la construction de page sous la forme d'un partage en 2 colonnes, l'une occupant le tiers de la largeur de la page et comportant plusieurs phrases tout en restant aérée, les 2 autres tiers comportant des images soit sous forme illustrative, soit constituant une séquence. Il s'agit la plupart du temps d'un moment où Dylan est en train de réfléchir en même temps qu'il absorbe des informations (par exemple en lisant) ou après en avoir assimilées. Le nombre limité de pages concernées évite que cela ne devienne un artifice systématique, lui conservant tout son sens. Dans ce tome, les auteurs utilisent un dessin en pleine page, essentiellement constitué du texte que Dylan envoie au média pour annoncer l'arrêt de la carrière du vigilant. À nouveau cette forme particulière s'insère naturellement dans la narration. Phillips & Brubaker utilisent également à nouveau un dessin pleine page sous forme de peinture, pour reproduire l'un des tableaux réalisés par le père de Dylan pour servir d'illustration à un roman de genre bon marché. Cette forme s'avère parfaitement intégrée et appropriée pour produire le décalage nécessaire entre le récit au temps présent et cette œuvre à la portée troublante. Phillips est également amené à réaliser quelques dessins au crayon d'une femme en peau de bête laissant sa poitrine à l'air une lance à la main, comme s'il s'agissait de ceux du père de Phillips. Brubaker réussit un moment d'humour très pénétrant, lorsque la mère de Dylan lui annonce que c'est elle qui a servi de modèle pour son père. Phillips & Brubaker s'amusent également avec le déguisement (assez basique) de Dylan lors d'Halloween : il porte un masque de Richard Nixon.


Comme dans les tomes précédents, la mise en couleurs d'Elizabeth Breitweiser traduit un parti pris artistique qui vient compléter les dessins. Le lecteur retrouve les couleurs verdâtres pour la nuit, des utilisations de teintes rose ou orangée inattendues, mais qui ne se remarque que si l'on y prête attention. Avec discrétion, elle joue sur les nuances pour installer une couleur dominante (mais discrète) par scène, renforçant ainsi leur unité. Le lecteur n'en prend réellement conscience que lors de la scène dans boîte de nuit avec un rose orangé très pop. Sean Phillips épate à nouveau le lecteur par la fluidité de sa narration qui rend toutes les scènes évidentes. Pourtant, en prenant un peu de recul, Ed Brubaker ne lui facilite pas le travail, et Phillips se montre un metteur en scène de grande expérience pour rendre visuellement intéressant aussi bien une scène de tuerie à l'arme à feu pendant 5 pages d'affilée, une visite chez le médecin, une scène de dialogue dans le milieu confiné de l'habitacle d'une voiture, ou encore Dylan en train de farfouiller dans les cartons des affaires de son père, dans le grenier du pavillon de sa mère. Sean Phillips met toutes ses compétences au service de la narration, proscrivant toute image de type posée, ou spectaculaire. Il n'empêche que le lecteur ressent toute la force d'évocation des images dans différents types de scène. Il a l'impression de se tenir aux côtés de Kira et Dylan quand ils se promènent dans Central Park. Il se concentre comme s'il était Dylan assis dans sa voiture en train d'observer les va et vient une épicerie spécialisée dans les fruits & légumes. Il ressent la conviction intime de Dylan gagner en force, au fur et à mesure qu'il discute avec le parrain russe, dans son salon luxueux. Les dessins de l'artiste apportent une rare conviction à l'histoire.


Au fur et à mesure des séquences, le lecteur se rend compte qu'il attend beaucoup de ces nouveaux épisodes. Il guette attentivement les références culturelles approximatives de Dylan. Il n'est pas déçu quand le personnage évoque de manière imprécise le film The Edge : À couteaux tirés (1997) de David Mamet, quand il découvre le déguisement de Kira pour Halloween, ou encore quand il essaye de formuler approximativement l'un des principes de L'art de la guerre (VIème siècle avant Jésus Christ) de Sun Tzu. Le lecteur compte bien avoir sa dose de violence ; il est comblé avec le carnage perpétré par Dylan contre les russes. Il espère que Dylan devra faire preuve d'anticipation pour commettre ses meurtres. Là encore Brubaker a préparé un plan en plusieurs étapes qui dépasse les attentes du lecteur. Il guette le développement de la vie personnelle de Dylan. Comme amorcé dans le tome précédent, Kira et lui entame un nouveau mouvement de rapprochement, mais en prenant des précautions.


Ce rapprochement affectif entre Kira et Dylan participe également à l'évolution de Dylan. À l'évidence, Mason ne peut pas se réjouir en se rendant compte que son ancienne amoureuse se met à la colle avec son colocataire, et qu'elle va revenir pour partager quelques nuits agitées avec lui, remuant le couteau dans la plaie de s'être fait larguer par elle. C'est l'occasion de montrer comment Dylan réagit quand Mason essaye de lui imposer que Kira ne vienne plus dans l'appartement. Bien sûr le lecteur attend également de savoir comment la santé mentale de Dylan va évoluer maintenant qu'il reprend ses médicaments. Effectivement il retrouve une forme de stabilité, et de capacité de réflexion qui le conduit à reconsidérer la nature de ce démon, avec une approche plus rationnelle. Dylan se demande donc comment il a pu oublier qu'il avait vu ce démon dans les illustrations réalisées par son père. Le lecteur sent que Brubaker oriente donc son récit dans un sens : Dylan a commis une partie de ses forfaits sous l'emprise d'une forme de démence provoquée par l'absence de la prise de ses médicaments. Il s'attend donc à assister à une révision des faits à la lumière de cette forme de trouble mental. C'est bien mal connaître le scénariste qui assène une révélation qui remet tout en cause à la fin du tome, avec la mention d'un autre membre de la famille de Dylan.


L'horizon d'attente du lecteur ne s'arrête pas là ; il espère également revoir d'autres personnages. Kira est bien présente, ainsi que la mère de Dylan, mais il se demande pourquoi Lily Sharpe (inspectrice de police) n'apparaît que le temps d'une case. D'un autre côté, ces 5 épisodes contiennent tellement de choses qu'il ne peut pas en vouloir aux auteurs de ne pas en avoir mis encore plus. Dès le premier tome, l'histoire est racontée du point de vue de Dylan, un jeune homme avec un regard pessimiste sur l'humanité et la société. À nouveau ce tome est l'occasion de découvrir d'autres facettes de sa façon de penser. Cela commence avec une leçon sur le fait que ce qu'un homme peut faire, un autre homme peut le faire, en particulier tuer quelqu'un. Cela continue avec le poids psychique que représente le fait qu'un ou plusieurs membres de sa famille se soit suicidé, de s'interroger pour savoir si cela relève d'un défaut psychologique inscrit dans les membres de la famille. Tous les constats ne sont pas noirs. Dylan a également pris conscience que chaque moment de la vie est précieux, car ils sont tous éphémères. Il s'amuse lui-même que son enquête l'amène dans un club de striptease. Il sourit intérieurement quand Tino s'avère être un piètre dragueur et qu'en plus il essaye de séduire une femme que Dylan identifie comme étant une lesbienne.


Régulièrement, le lecteur se rend à quel point cette histoire de vigilant comporte des éléments subtils à côté desquels il est possible de passer. L'état d'esprit pessimiste de Dylan semble bien s'être nourri de ce qu'il a pu observer au cours de sa vie, en particulier quand il était encore enfant. Ainsi une anecdote sur le racket subit par son père quand il avait ouvert un studio d'artistes semble nourrir l'histoire personnelle de son père, mais elle sert aussi à alimenter la conception de la vie de Dylan. Dans le dernier épisode, Phillips et Brubaker montrent Kira et Dylan confortablement installés dans la chambre de ce dernier, avec une proximité physique. Ils montrent aussi que l'un et l'autre tout en se parlant, pensent à des choses totalement différentes et ne s'écoutent pas vraiment, ne sont pas attentifs l'un à l'autre. La mise en scène montre avec élégance cette éloignement des êtres, même s'ils sont physiquement proches.


Ce troisième tome déstabilise au départ, avec la narration qui semble se moquer d'elle-même, tournant en dérision les procédés narratifs comme le flashback utilisé, se moquant presque du lecteur qui s'est ainsi laissé embarquer. Mais ce dernier oublie bien vite cette particularité, totalement embarqué par une narration visuelle aussi sophistiquée et habile que discrète, et par un scénario qui comble ses nombreuses attentes. Il se rend compte que plus le récit avance, plus il s'attache aux 2 personnages principaux, l'intrigue devenant presque secondaire.

Presence
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le 2 sept. 2019

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