Un manga sombre où l'Histoire tragique rencontre les profils dérangés des mangas "seinen" de Tezuka

Connu pour Astro Boy ou Le Roi Leo, Tezuka est l'auteur de nombreux mangas sombres pour adultes et il s'intéresse à plusieurs reprises à l'actualité de son époque ou de son siècle. Il a livré des chefs-d’œuvre tels que MW et Ayako. Il a laissé le récit malheureusement inachevé de Ikki mandara dont les deux parties publiées forment déjà un épais volume. Il est mort en laissant le début d'un NeoFaust qui était encore une fois fascinant. Le manga L'Histoire des 3 Adolf fait partie de cette constellation, il n'est pas aussi réussi que MW ou Ayako, mais il fera partie malgré tout des grands mangas sombres de l'auteur. Qui plus est, l'auteur a connu la Seconde Guerre Mondiale et il a eu des souvenirs personnels des atrocités, de la mort. Il y a donc aussi dans cette bande dessinée de 1983 le témoignage tardif d'un artiste.
Pour les 90 ans de la naissance de Tezuka, les éditions Delcourt / Tonkham offre une nouvelle présentation en deux volumes grand format à couverture rigide de respectivement 610 et 732 pages à peu près.
Les dessins de couverture sont assez sobres et dépouillés, mais avec une mise en scène. Le fond noir à reflet violet du bas de couverture cède au même endroit la place au rouge de haut de couverture, avec sur la gauche la même ligne oblique de démarcation. En revanche, sur la première couverture, ce fond noir à reflet violet est celui du sol d'une prison et nous avons sur la droite une ligne horizontale morne sur laquelle repose repliée la couverte du détenu. Ce détenu est cul au sol dans une position de prostration, solitaire. Sur l'autre couverture, nous avons un Hitler en plan américain, buste droit, carrure imposante par la veste, mains épaisses, etc., et sur la gauche au lieu d'une ligne horizontale une ligne qui descend, car elle délimite une tribune, mais aussi elle donne la direction du haut vers le bas du discours. Un autre homme est placé derrière, les bras croisés. Mais ce n'est pas tout. Sur la première couverture, le personnage a le visage, les mains et les pieds blancs, tandis que sur l'autre couverture, Hitler n'est pas blanc, seules les chemises sont blanches, mais les deux nazis ont la peau rouge, couleur du sang, ou plutôt n'ont pas de couleur du tout, mais sont contaminés par le rouge du ciel tragique qui fait le haut de la couverture. Le rouge étant celui des murs de la prison sur la première couverture, le ciel est connoté négativement sur la seconde. En revanche, sur la première couverture, le blanc représente aussi la liberté avec la lumière du jour qui est comme arrêtée par les barreaux de la prison, puisqu'elle ne descend pas en faisceau, tandis que sur l'autre couverture, le blanc journal de la pensée qui se diffuse est froissé dans la main rouge du Fuhrer et altéré par l'élan vertical des microphones qui font office de grillage inquiétant et de filtre de ce qui peut être dit ou non.
Le manga L'Histoire des 3 Adolf raconte les destins croisés de personnages portant le même prénom. Adolf Hitler est un personnage clef de ce récit où il sera présent, mais nous avons donc deux autres Adolf vivant au Japon. Il y a d'abord Adolf Kaufmann, fils d'un diplomate allemand et d'une mère japonaise qui, comme sa mère suite à son mariage, a la nationalité allemande, il y a ensuite Adolf Kamil, qui a la nationalité japonaise, mais qui n'a pas de parents japonais, il fait partie d'une communauté juive d'origine allemande installée à Kobe, Tezuka s'appuyant sur une présence attestée à cette époque. Au début de l'histoire, ces deux Adolf sont amis et souffrent plutôt des réactions d'hostilité d'enfants japonais. Adolf Kamil demeura pour une bonne partie du récit au Japon. En revanche, Adolf Kaufmann va être enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes et de fil en aiguille il va même travailler personnellement pour le Führer et donc le rencontrer. Le récit va nous intéresser au devenir de cette amitié, puisque, d'un côté, Adolf Kamil subit des persécutions et il y aura des pertes parmi ses proches, et de l'autre Adolf Kaufmann est déjà assez endoctriné quand il est au Japon, mais une fois en Europe il devient un parfait exécutant nazi et il est fier de l'être. Bien sûr, comme c'est du Tezuka, les milliers de kilomètre de distance n'empêchent pas les coïncidences des rencontres qui vont aggraver le divorce entre les deux Adolf, comme c'est du Tezuka, on va aussi avoir un Adolf Kaufmann tourmenté par sa conscience et qui n'échappe pas à certaines crises à la limite de la démence. Et on ne pourra pas me reprocher de lever le suspense si je dis que le récit commence par une visite dans un cimetière du narrateur qui vient sur la tombe du dernier à mourir des trois Adolf. Hitler n'a pas survécu à la Seconde Guerre Mondiale. Les deux autres y ont-ils survécu ? L'affrontement a-t-il pris fin avec la fin du conflit historique ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer de grave après la Seconde Guerre Mondiale ? La haine a-t-elle poursuivi sur sa lancée et pris de nouvelles formes ?
Là, vous avez toute la substance du récit, son noyau. Mais, je viens de parler de narrateur, et il faut savoir que le récit qui suit essentiellement le parcours d'Adolf Kaufmann, beaucoup moins celui d'Adolf Kamil, le récit qui fait de la ruine de la relation d'amitié entre ces deux êtres à cause de l'idéologie mortifère d'un troisième qui avait contaminé l'époque tout entière, ce récit donc va nous faire suivre plusieurs autres personnages, soit des proches des deux jeunes Adolf, soit des personnes autres encore mais qui vont rentrer eux aussi tôt ou tard dans leurs vies. Ce narrateur est au départ inconnu des deux Adolf. C'est un journaliste sportif qui assiste aux réjouissances des Jeux Olympiques de Berlin en 1936, car le récit du narrateur commence par quelques pages qu'on peut dire heureuses sur fond d'époque inquiétante : on assiste à de l'émulation sportive, même si cela introduit déjà les étiquettes nationales. Pendant ces jeux, le frère du narrateur est assassiné et il est désormais question à la fois de le venger et de comprendre ce qu'il pouvait détenir de dérangeant, un secret sur Hitler qui pourrait ruiner la crédibilité de l'idéologie nazie...
Dès ce moment-là, le récit aura bien des plages de paix quand des gens qui s'aiment se rencontrent, mais foncièrement il ne va plus être question de vraie joie, de bonheur tranquille, les événements dramatiques vont suivre leur cours implacable et on appréciera que l'opposition au nazisme n'est pas toujours dépeinte ici comme un refus farouche. Nous sommes avec des personnages qui n'ont pas vu la fin de la guerre, etc., et comme ce n'est pas des réseaux de la résistance, on va avoir des personnages qui arrivent à se parler entre eux à plus d'une reprise malgré la barrière du nazisme. Adolf Kaufmann n'est pas considéré comme perdu par les opposants japonais au nazisme. Les gens sont dans l'époque et n'ont pas les pendules à l'heure question rejet du nazisme, et c'est intéressant car ça fait plus réaliste et ça évite des confrontations schématiques. Les horreurs du nazisme se déroulent loin du Japon également, il y a un écran que ne perce pas les gens sur la gravité des faits. On aura aussi un juif de Kobe qui dénonce les bombardements américains. Ce n'est bien sûr pas de relativisme qu'il est question, mais le récit prend les convictions qu'ont les personnages à hauteur de leur vécu immédiat, et c'est le lecteur qui voit, apprécie les décalages de perception des choses. Tout au plus, on constate, pour des commodités de narration, la très grand naïveté d'Adolf Kaufmann qui, étant à moitié japonais à moitié allemand, aurait dû plus vite se désillusionner sur sa chance de se faire une place dans le monde du Reich. Il est évidemment assez peu vraisemblable qu'il soit félicité et promu comme il l'est dans ce récit. Enfin, une rivalité amoureuse va opposer les deux Adolf également, avec de la part d'Adolf Kaufmann une nouvelle tranche de naïveté sordide, mais aussi avec une fin horrible à la Ayako avec une page de dramatisation métaphorique sur le sort de la jeune femme qui fait vraiment écho à l'art souverain de MW et Ayako.
Pour le narrateur, même si ce n'est pas son histoire, mais celle des deux Adolf pourrie par un troisième, il est tout de même fort présent, on a de très longs passages qui le concernent, surtout dans le premier tome, ce qui fait aussi que ce manga a une vraie allure de roman : on bifurque, on a des vies parallèles, plusieurs intrigues à la fois destinées à se recouper on ne sait quand, etc. C'est très prenant.
Pour les dessins, ils sont remarquables, mais moins faciles à commenter spontanément que pour MW, Ayako et Barbara, trois mangas sur lesquels j'ai publié des critiques en essayant de commenter les dessins (voir aussi ma critique sur La Nouvelle île au trésor). Il est moins évident de traiter ici les symétries entre les cases sur une ou deux pages, de commenter les contrastes entre le cartoonesque et les traits réalistes, de commenter la dynamique des cases qui ne sont pas rectangulaires, parce que l'auteur me semble moins jouer sur les symétries et les cases décomposées que dans d'autres mangas, et il n'y a pratiquement pas de cartoonesque non plus. Il faut regarder plus attentivement les images pour en dégager les dimensions symboliques. C'est plus discret, plus feutré. En réalité, si, page après page, je peux relever des tas de choses expressives, je veux juste indiquer que je percute plus vite avec les trois mangas précités. Mais si je compare avec NeoFaust, je dirai au contraire que les dessins de L'Histoire des 3 Adolf me parlent plus. L'équilibre reste divin dans tous les cas. Plus discrets, les effets graphiques sont surabondants tout de même. J'essaie juste de dire pas trop maladroitement que j'ai l'intuition d'un traitement qui évolue un peu. Tezuka est maître de sa grammaire d'effets dans une bande dessinée, et il l'utilise avec parcimonie, cherche moins à la montrer et à la sublimer.
Je ne vais pas trop en dire ici, je ferai peut-être un cache "spoiler" dans les prochains jours pour commenter quelques passages et dessins. Je n'ai pas parlé des tonnes de pages pompeusement intitulées "exégèse" à la fin des deux volumes. En mettre quelques-unes, c'est intéressant, je peux m'en réjouir, mais là je trouve que ça encadre la lecture. On dirait que c'est une édition pour les classes de collège avec un cours déjà mâché pour le professeur, des pages souvent plus d'Histoire que sur ce qu'a voulu faire Tezuka lui-même. Il y a des limites quand même.

davidson
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le 13 août 2019

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davidson

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8

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