Après le brûlot politique du Lotus Bleu, et les pressions exercées sur le jeune auteur ("Alors comme ça, les Japonais sont des salopards, hein ?" "Heu, je..."), Hergé se dit que s'il veut continuer à exploiter des situations géopolitiques réelles, il ferait dorénavant mieux de les déguiser. Tintin fait donc bien un voyage en Amérique du Sud, mais non, ce n'est certainement pas à destination de la Bolivie, voyons ! Il s'agit de l'état imaginaire du San Theodoros, où Tintin va faire la rencontre du général Alcazar ("C'est un lascar !"). Et non, la guerre qui menace d'éclater ne concerne pas le Paraguay voisin puisqu'il s'agit du Nuevo Rico.


D'ailleurs, c'est quoi l'objet de cette guerre, au fait ? La région du Gran Chapo ? Ha ! Ha ! Qu'il est drôle cet Hergé ! C'est vrai qu'il y a bien, au milieu des années 30, la Guerre du Gran Chaco, région soi-disant pétrolifère que se disputent la Bolivie et le Paraguay, désespérément à la recherche d'argent, mais ça ne peut avoir aucun rapport puisque, dans cette bande dessinée, on nous fait comprendre que ce sont les industries occidentales qui exciteraient les envies belliqueuses du Tiers-monde dans l'espoir d'en tirer profit... C'est grotesque ! Ha, ha, ha !


Vous l'avez compris, Hergé n'a rien perdu de sa verve dénonciatrice. Depuis Tintin en Amérique, il a conservé son impressionnante aptitude à résumer les grands problèmes de son époque en une ou deux pages (cf. ma critique de cet album). Ainsi, avec un humour et un cynisme délicieux, on suit brièvement les caricatures des puissants de ce monde, pour qui la guerre et la mort semblent aussi ludiques qu'une bonne vieille partie d'échecs. Loin de n'être qu'une leçon de morale politique, cet album est aussi un très bon divertissement d'aventures qui mixte plusieurs genres très "pulp".


On commence par une enquête policière... en Belgique, à Bruxelles, où on peut enfin voir où le jeune reporter habite (le fameux "26, Rue du Labrador") ! Désireux de comprendre le lien entre la mort d'un certain monsieur Balthazar (rien à voir avec le célèbre canard) et un fétiche arumbaya, Tintin s'embarque donc pour la Bo... le San Theodoros où il prendra part sans le vouloir à une révolution. Après quoi, il lui faudra encore affronter la jungle et ses indigènes réducteurs de têtes avant de rentrer au pays où, enfin, la clé du mystère sera peut-être dévoilée...


Doté d'un récit plutôt riche en péripéties et en humour, L'Oreille cassée vaut encore pour une multitude de petits détails qui le rendent particulièrement sympathique: les Dupondt y deviennent définitivement les abrutis que l'on connaît, Tintin y prend des notes pour un article (si, si !), il se saoule la gueule pour la deuxième et avant-dernière fois de sa carrière (la première, c'était au pays des Soviets), on croise deux personnages inspirés par des hommes plutôt passionnants ayant véritablement existé (le marchand d'armes Basil Zaharoff et l'explorateur Fawcett, disparu dans la jungle en recherchant une cité perdue et renommé ici Ridgewell)... On y voit même des démons, dans une case ! Enfin, il s'agit de l'album où il y a le plus de morts (humaines, j'entends, sinon Au Congo gagne haut la main): cinq cadavres tout de même ! Comment voulez-vous que notre jeunesse soit saine d'esprit après ça ?


C'est pourquoi, même si l'ensemble n'atteint jamais la profondeur du Lotus bleu ou le rythme haletant des Cigares du Pharaon, cet opus s'inscrit aisément dans le haut du panier de la production pré-Seconde Guerre mondiale d'Hergé. D'un point de vue esthétique, il faut encore noter que cet album, bien qu'il ait bénéficié d'une colorisation en 1943, n'a pas été redessiné: il n'en tient pas moins la route, sans être d'une beauté renversante.


Nous verrons bientôt quelle influence eut sur l'oeuvre d'Hergé le plus grand conflit qu'ait enduré l'humanité...

Amrit
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le 18 août 2011

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