I - Tempête dans un verre d'encre
"Je suis l'Océan Pacifique et je suis le plus grand." Une phrase d'ouverture qui, pour moi, est à la BD dans son ensemble ce qu'"Aujourd'hui, maman est morte" est au roman français, le réveil de Gregor Samsa à son homologue germanophone ou la remarque de Tolstoï sur la différence entre familles heureuses et malheureuses à la littérature russe : plus qu'une simple accroche, aussi efficace soit-elle, c'est surtout une promesse, une invitation au voyage, le début d'une expérience unique, sensorielle comme bien peu d'albums peuvent l'être. Et curieusement, j'ai la nette impression que le sens le plus sollicité au cours de La Ballade de la Mer Salée n'est même pas la vue, mais bien l'ouïe - et ce, encore plus étrangement, en raison de son silence plus que des truculentes onomatopées qui ont fait la renommée de l'œuvre d'Hugo Pratt.


De fait, il émane de ce premier tome des aventures de Corto Maltese une tranquillité unique en son genre. Unique, et paradoxale : car si le terme de "Ballade" semble promettre quelque gentille croisière au rythme berçant de la houle et des embruns du Pacifique, ce dernier, passée la phrase d'entame susmentionnée, ne tarde pas à mettre les points sur les i : "Mais ce n'est pas vrai que je suis toujours pacifique. Je me fâche parfois, et alors je donne une raclée à tous et à tout." Dont acte, une vingtaine de planches plus tard, lorsqu'une soudaine tempête nocturne emporte le catamaran fidjien commandé par Corto.


Je ne peux pas ne pas brûler les étapes en évoquant d'ores et déjà ces cases incroyables, parmi les plus belles et les plus puissantes que j'ai jamais pu "lire", ou plutôt contempler : toute la maestria, la technique unique de Pratt à base d'encre de Chine s'y retrouve, pour un rendu aussi viscéral qu'humainement possible. Comment diable donner vie à une tornade en une seule planche, sans le moindre jeu de couleurs, le moindre cri, sifflement du vent ou craquement de tonnerre ? Bien des artistes ont dû en rêver, Pratt l'a fait. Sous son pinceau, l'océan devient magma en fusion, les corps, la toile et la coque se fondent dans les éléments déchaînés. Blanche et immaculée, une vague salvatrice s'interpose alors au milieu du chaos pour ramener Caïn Grovesnore sur la terre ferme. Peu de dessinateurs savent mieux utiliser le vide qu'Hugo Pratt, sous toutes ses formes.


Ce n'est d'ailleurs pas qu'une question de représentation, mais aussi de tempo : durant sa première moitié, La Ballade est plutôt bien remplie. L'on y fait la connaissance de nombreux personnages, qui ont beaucoup de choses à se dire, bien que généralement pas très agréables ; en fait c'est bien simple, tout le monde se déteste. Même les enfants Grovesnore se déchirent au lieu de faire front commun devant leur triste sort, tandis que Corto, Raspoutine et Cranio ne cessent de se mettre des bâtons dans les roues pour tirer le meilleur profit possible de leurs prises. On s'insulte, on se frappe, on se tire dessus, le tout dans un univers d'autant plus claustrophobe (catamaran, caverne, hutte, sous-marin) que les cases sont petites et la mise en page frénétique. La Ballade s'apparente alors plutôt à un transfert de prisonniers - ce qu'elle est, au demeurant. Nous aurait-on menti sur la marchandise ? Où sont les grands espaces et la poésie mélancolique généralement associées à Pratt ?


II - La possibilité d'une île
Puis c'est l'arrivée sur Escondida, "une île perdue que personne ne peut trouver, hormis ceux qui savent déjà où elle est", comme dirait un autre pirate de fiction. Aussi bien en termes d'espace que de temps, La Ballade bascule alors dans une autre dimension : contraints bien malgré eux au vivre-ensemble, les personnages s'apprivoisent et apprennent à se connaître, là, entre les cocotiers, sur les plages de sable blanc balayées par un vent calme et propice à la trêve. Le dessin de Pratt se fait le témoin de ces changements de caractères : ses lignes deviennent plus tranquilles, plus apaisées. Sur le point d'être violentée en planche 22, consciente de son erreur, Pandora semblait se décomposer d'elle-même dans la lumière blafarde de sa prison. La planche 95 la retrouve toujours prisonnière, mais souriante et détendue, à paresser sur la plage - avant-goût de ce qui est peut-être le plus beau portrait de femme de la pourtant impressionnante galerie prattienne en la matière, maintes fois repris, lorsqu'elle écoute avec délice la légende maori narrée par Tarao, bras croisés et cheveux aux vents.


"C'est parce que tu ne ressembles à personne que j'aurais voulu te rencontrer toujours, n'importe où", lui déclare par la suite Corto Maltese, dans un rarissime mais ô combien élégant élan de lyrisme. Courageuse et généreuse, la jeune fille aura su conquérir le cœur bien gardé du beau marin, et à n'en pas douter celui de nombreux lecteurs - dont le mien, car ce n'est pour rien que son portrait ultérieur orne le profil sous lequel j'écris ces lignes. Mais La Ballade n'est pas que l'affaire d'un "autre Roméo" et d'une "autre Juliette", comme Pratt appellera plus tard une autre de ses aventures. Si son Wheeling était sous-titré "Le Sentier des Amitiés perdues", La Ballade de la Mer Salée aurait aussi pu s'intituler celle "des Amitiés créées".


Ainsi de celle entre Caïn, l'héritier pédant et impulsif, et Tarao le navigateur maori, qui n'hésite pas à lui dire ses quatre vérités : "Nous avons tous nos préoccupations, et pourtant tu ne penses jamais que les actions des autres puissent avoir au moins autant d'importance que les tiennes." C'est en apprenant l'altruisme à son contact - et à celui de Corto - que ce faux-frère-là connaîtra une rédemption interdite à son homonyme biblique. Pas de pitié en revanche pour les combattants égarés d'une grande cause qui les dépasse que sont Cranio et l'Oberleutnant zur See Christian Slütter. Dévoué à la cause de l'indépendance des peuples mélanésiens, le premier paiera de sa vie son alliance contre nature avec des pirates sans foi ni loi, bien que son grand œuvre sera repris par son compatriote "The Famous Sbrindolin".


Quant au natif de Lübeck, plus proche moralement du fameux Lord Jim de Joseph Conrad si souvent comparé à Corto Maltese, son sens du devoir ne lui aura guère apporté qu'une courte carrière de sous-marinier fantôme bien peu conforme aux idéaux romantiques de sa jeunesse, à des milliers de kilomètres de la lutte à mort menée par sa patrie. Mais son amitié improbable avec Corto aura aussi donné lieu à quelques unes des planches les plus tendres de l'œuvre de Pratt, et laissé une marque à peine moins considérable que celle de Pandora sur la psyché du matelot maltais, constamment à la lisière entre égoïsme et idéalisme. "Vous savez quoi, Corto Maltese ? Vous êtes un pirate sympathique." "On fait ce qu'on peut, M. Slütter. Vous aussi, vous êtes un officier sympathique."


Et puis bien sûr, il y a l'inénarrable Raspoutine, flibustier barbu et psychotique, inspiré du célèbre moine russe, seul personnage capable de véritablement voler la vedette à Corto dont il est le double maléfique - sans oublier le Moine, roi de l'Escondida, souverain éminemment shakespearien, aussi tragique que mystérieux et menaçant. Autant de caractères aux antipodes les uns des autres, mais ayant gagné à un moment ou à un autre l'amitié de Corto Maltese, qu'ils semblent rechercher comme des assoiffés une oasis, et ce malgré toute la frustration, mélange d'incompréhension et d'envie, que suscite chez eux le beau brun. Sans doute parce qu'ils savent cette amitié indéfectible une fois concoctée, imperméable à la moralité mais pas à la sagesse. Idéale à défaut d'être idéaliste ou idéalisée, en somme.


III - Silence, on tourne
Et Corto lui-même, dans tout cela ? Il ne vous aura pas échappé que je n'en ai parlé que sous le prisme de ses interactions avec autrui. Ce n'est pas un hasard, car n'en déplaise à sa numérotation rétroactive, La Ballade n'est pas vraiment le premier tome de ses aventures. Ce n'est que durant le derniers tiers de l'album, une fois son potentiel pleinement réalisé par Pratt, qu'il occupe le devant de la scène jusqu'alors davantage occupé par Pandora et Caïn, public adolescent oblige. Comme Conan Doyle avec Sherlock Holmes, le créateur tue d'abord sa création, pour mieux faire renaître un homme nouveau. Mais en fin de compte, l'article indéfini du titre original, Una Ballata del Mar salato, retranscrit mieux la vraie nature de ce qui est plus véritablement une aventure humaine que l'aventure d'un seul homme.


Ainsi, article indéfini ou pas, La Ballade de la Mer salée parachève son statut métaphysique lorsqu'il devient apparent que les personnages physiquement captifs mais jeunes et transcendés par l'expérience et les rencontres sont en réalité plus libres que leur ravisseurs au passé lourd et inavouable. Contrairement aux albums ultérieurs, qui ne restent jamais au même endroit, La Ballade s'apparente à un immense rond dans l'eau ; même quand on parvient à s'échapper de l'île, c'est pour mieux s'égarer à nouveau. Plus célèbre marque de fabrique du dessin de Pratt, les mouettes ne cessent d'apparaître tout du long, semblant s'amuser du spectacle qui s'offre à elles. Mais elles auraient tort de rire : l'Océan Pacifique est bel et bien le plus grand, car sa magie a opéré, et à la fin de La Ballade, plus aucun personnage n'est tel qu'il était au début.


"Au revoir, les amis, au revoir. Ne m'oubliez pas ! Vous êtes... vous êtes les amis les plus beaux du monde !" s'écrie Caïn en guise d'adieu. Au revoir, Ballade de la Mer salée, au revoir jusqu'à la prochaine fois. Tu es la plus belle bande dessinée du monde.

Créée

le 22 mai 2021

Critique lue 432 fois

5 j'aime

1 commentaire

Szalinowski

Écrit par

Critique lue 432 fois

5
1

D'autres avis sur La Ballade de la mer salée - Corto Maltese, tome 1

Du même critique

L'Empire contre-attaque
Szalinowski
10

Le film le plus humain de la saga

Empire strikes back contient ma scène préférée de toute la saga Star Wars. Non ce n'est pas l'apparition des quadripodes sur Hoth. Ce n'est pas non plus la grotte de Dagobah, ou Yoda qui soulève le...

le 26 mai 2015

15 j'aime

2

Babylon Berlin
Szalinowski
8

Guten Morgen Berlin, du kannst so schön schrecklich sein...

N'ayant jamais lu aucun des polars à succès de Volker Kutscher, je n'ai pourtant pas attendu la bande-annonce très réussie de ce qui était alors annoncé comme "la série allemande la plus chère et la...

le 11 avr. 2019

14 j'aime

Atlantique, latitude 41°
Szalinowski
8

Nearer My God To Thee

Je dois faire partie des trois péquenauds au monde (les deux autres étant mon huissier et mon chien) n'ayant jamais vu le Titanic de James Cameron. À l'époque, ni la perspective des effets spéciaux...

le 5 févr. 2021

12 j'aime

9