Personnage principal de La Fièvre d’Urbicande, deuxième volet de la série des Cités obscures imaginée par François Schuiten et Benoît Peeters, Eugen Robick est urbatecte, fonction très symbolique d’une série tournée vers l’architecture. Très remarqué pour Les Murailles de Samaris (1983), premier volet de la série, le ton novateur se confirme ici (ainsi que les petits aspects négatifs, cependant).


Eugen Robick n’est pas tout jeune et, dans un courrier qui ouvre l’album, il déplore l’apathie de la Commission des Hautes Instances. En effet, cette Commission tarde à donner son autorisation pour la construction d’un troisième pont que Robick projette depuis longtemps. Ce pont relierait les parties nord et sud de la ville, rétablissant une sorte d’équilibre depuis que celle-ci se développe sur son flanc est. Son ami Thomas lui confirme que le projet est sur le point de se trouver suspendu (un pont suspendu…). Alors, les deux hommes décident d’aller trouver la Commission en question. Ce qui ne change rien à l’affaire, car le discours qu’on tient à Robick avance des arguments sociaux quand lui ne pense qu’architecture, urbanisme et équilibre.


Le cube, objet de déséquilibre


Toujours est-il que ces projets et arguments trouvent leur limite avec l’observation d’événements incompréhensibles. En effet, dans le bureau même de Robick, un objet qu’on lui a apporté (trouvé sur un chantier) se comporte étrangement. Il s’agit d’un cube d’une quinzaine de centimètres d’arête, matérialisé par ses douze arêtes d’une matière noire tellement dure que Robick va se blesser en tentant de l’attaquer. Thomas ayant manipulé le cube machinalement avant de le reposer en équilibre, cette position aura une influence considérable sur la suite des événements, car ce cube se met à s’étendre d’une façon incontrôlée. Non seulement il augmente en taille, mais les arêtes se prolongent pour constituer de nouveaux cubes accolés à celui d’origine et constituer un réseau sillonnant la ville entière. La matière du cube se comporte comme une plante qui croîtrait et bourgeonnerait !


Aspect fantastique


Avec ce deuxième volet (66 planches pour 6 chapitres et couverture souple) de leur série des Cités obscures, Schuiten et Peeters confirment l’originalité de leur inspiration tout en se montrant capables de la mettre en scène de façon marquante. Le cube sort en quelque sorte de nulle part pour y retourner à sa façon. Il n’y aura jamais d’explication, caractéristique très commune du genre fantastique, même si les habitants d’Urbicande en chercheront et que l’album finira avec une tentative désespérée de Robick lui-même.


Des vues féminines


Un peu comme dans Les Murailles de Samaris, l’intervention féminine tombe comme un cheveu sur la soupe. Ici, Sophie est la voisine de Robick et l’urbatecte tombe sur elle après avoir observé dans une sorte de grand salon chez elle une scène qui ne laisse aucun doute : Sophie est une mère maquerelle. Ce qui n’empêche pas Robick de succomber à ses charmes en deux coups de cuillère à pot (elle ne se contente pas de s’habiller avec élégance) et on comprend que c’est le genre qui manœuvre très bien pour faire avancer ses intérêts personnels.


Nouvelles perspectives


On remarque que la Commission évoque des troubles dans la cité, mais on ne saura jamais de quelle nature ils peuvent être. Ce qu’on observe n’a lieu que parce que le réseau se développe au point de modifier complètement la donne dans la ville : il croit jusqu'à constituer des passerelles. Sophie en profite pour inciter Eugen à l’accompagner découvrir la partie nord de la ville. Il y trouve un point de vue original qui lui fait comprendre que, finalement, il ne connaît peut-être pas la ville aussi bien qu’il le croyait (alors qu’il a largement contribué à lui donner son aspect actuel). Comme quoi, il s’est certainement laissé enfermer dans la complexité de ses projets, perdant un peu de vue la réalité du quotidien des habitants d’Urbicande. Ce n’est sans doute pas un hasard si ceux-ci sont pris d’une sorte de frénésie leur inspirant tout un tas d’idées pour s’adapter à la nouvelle situation dans la ville. Cela montre plusieurs facettes de la bêtise humaine, ainsi que les comportements des uns et des autres dans leur quête de pouvoir.


Aspect esthétique


Le dessin de François Schuiten est toujours très travaillé et il s’en donne à cœur joie dans les descriptions architecturales d’Urbicande, avec toujours cette façon de proposer des espaces monumentaux et des perspectives vertigineuses, faisant de la ville le personnage principal de l’album. La progression du réseau dans la ville lui permet de donner libre cours à son inspiration, ce qui n’empêche pas de donner un certain caractère à la partie nord. On remarque que les fauteuils sont aussi imposants dans les amphithéâtres que dans les transports en commun. Ils confèrent une impression d’écrasement aux personnages. Le choix du noir et blanc offre un certain cachet à l’album, sans atténuer l’effet impersonnel déjà observé dans Les Murailles de Samaris et caractéristique de la série. Un album très maîtrisé qui ajoute une nouvelle pierre élégante à un ensemble particulièrement original. En effet, les Cités obscures appartiennent à un monde totalement imaginaire à une époque elle-aussi indéterminée que les auteurs enrichissent avec chaque nouvel album.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 25 nov. 2020

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