La Jeunesse de Picsou
8.5
La Jeunesse de Picsou

Comics de Don Rosa (1992)

32) Le Coffre-fort de Picsou : toutes nos possessions (série artefacts et sorts)

Le personnage de Balthazar Picsou créé par Carl Barks est une des plus belles incarnation du rêve américain, du self-made-man – et par là-même du capitalisme – dans tout ce qu'elle a de meilleur et de pire : esprit d'entreprise et initiative, inventivité, persévérance ; démesure, amas de fortune, possession, accumulation, cupidité crasse. Dans sa version originale Picsou se nomme Scrooge, inspiré du personnage de Dickens, dans son Conte de Noël. À la différence de celui de Dickens, le Scrooge de Barks n'apprend rien : il restera, éternellement ce vieil avare grincheux, égoïste, acariâtre et possessif.
Dans La Jeunesse de Picsou, l'auteur Keno Don Rosa s'est inspiré du travail de son maître à penser : il collecte dans les épisodes de Barks toutes les références que Picsou fait à sa jeunesse et à la façon dont il a accumulé sa fortune. En résulte une des plus belles bandes dessinées qui soient, où la psychologie du canard est enfin expliquée : d'épisode en épisode, l'on voit devenir le jeune et encore naïf Balthazar, venu d'une famille pauvre d'Écosse, devenir ce riche entrepreneur américain, précisément le plus riche du monde. Et tout en même temps : le plus détesté et infréquentable.
Les deux derniers épisodes présentent des scènes extrêmement sensibles. Le onzième, intitulé « Le bâtisseur d'empires du Calisota », se termine sur un Picsou triste et seul, enfermé dans son imposant bâtiment. Nous sommes en 1930 : après 27 années d'aventures à travers le monde, le canard vient de rentrer chez lui, sa famille l'attendait en fanfare ; rien à fiche, il les expédie tous dehors sans la moindre attention. Il découvre l'annonce préparée par ses sœurs : il vient de devenir l'homme le plus riche du monde. Dernière case : le coffre-fort, immense bâtiment cubique, sous un ciel lourd et gris. Sa famille en silhouettes d'ombres s'éloigne. Et lui, au dernier étage d'exulter comme un dément à la nouvelle.
Bien des années plus tard, en 1947, Donald a hérité de la garde de ses neveux (la famille Picsou/Duck, c'est un peu une histoire compliquée). Picsou a passé 17 ans seul, sans voir personne à part ses serviteurs. Sur un caprice, il décide de rencontrer son neveu. C'est aussi le moment où les Rapetou décident de forcer le coffre pour voler l'argent du richissime homme d'affaires. Aidé de Donald, Riri, Fifi et Loulou, Picsou défait les bandits. Cet épisode lui redonne un soudain élan de vitalité : alors qu'il est censé avoir plus de 70 ans, c'est pourtant à partir de ce moment que débutent les véritables aventures du personnage créé par Barks.
Un dialogue avec les trois neveux illustre toute l'ambivalence du personnage :
« Pauvre oncle Picsou ! S'exclame Riri. Que c'est triste d'avoir gaspillé sa vie en aventures inutiles !
– Tout ce qu'il a construit finira par tomber en ruine, comme lui ! continue Loulou.
Picsou bondit :
– Quoi ? Qui vous a permis ?! L'âge, c'est dans la tête ! On reste jeune tant qu'on a des rêves à réaliser, vous m'entendez ?! Vous devriez avoir honte ! La qualité de vos vies dépendra de ce que vous en ferez ! Les seules limites à l'aventure sont celles de l'imagination ! À vous d'en avoir ! »
S'il y a là un beau message (peut-être en quelque sorte le beau côté du rêve américain), Picsou écoutera-t-il réellement son conseil ? Parce qu'en somme, il y a deux mouvements dans le personnage : à partir de cet épisode, il repart à l'aventure avec ses neveux. Et chaque fois qu'il se retrouve à la recherche d'un trésor de par le monde, c'est comme s'il rajeunissait, il devient énergique, inventif, plein de ressource, heureux.
Or, une fois le trésor trouvé et possédé, il rentre l'enfermer dans son coffre. La toute dernière scène de la saga de Don Rosa montre Picsou, au milieu de son amas de pièces et billets, jalousement gardés. Chacun lui rappelle une aventure, chaque pièce, chaque billet correspondant à un souvenir précis – à l'image de son sou fétiche, le premier qu'il ait gagné à la sueur de son front. Il se laisse absorber dans la mélancolie. On le trouverait presque touchant. Mais tout en même temps, cette fortune et ces souvenirs, il les garde pour lui et lui seul. Qui s'approche du coffre, de son argent, risque ses foudres. Une fois chez lui, avec ses possessions, Picsou redevient vieux, acariâtre, avare, grincheux, détestable. Il est presque comme mort.
Jamais il ne comprendra que le plus important n'est pas d'accumuler des souvenirs et de les enfermer dans un coffre, mais bien de vivre ces instants au moment où on les vit. Si pour Picsou il s'agit dans la forme d'argent dans un coffre, il peut s'agir pour toi ou moi de tout ce que nous accumulons et gardons dans nos demeures : les objets, les jouets, les livres, les lettres, une photo, la tasse offerte par ma petite sœur, cette place de concert, la carte de Buenos Aires ; voire tout ce que nous accumulons virtuellement dans des ordinateurs, musique, films, photos par centaines ; n'importe quoi qui fasse souvenir et qui fasse s'animer, chaque fois qu'on le regarde, qu'on l'écoute, qu'on le tient dans nos mains, la nostalgie d'une époque chérie et passée. Les souvenirs doux de l'enfance, ceux joyeux et fous de l'adolescence, les histoires d'amour, les voyages à l'autre bout du monde.
Or, nous aurons beau retenir des objets, les empiler autour de nous comme les murs rassurants d'un château, les moments vécus ne sont que les moments vécus. Retenir l'objet ne retient pas le moment qui lui, est déjà passé et ne pourra que l'être inexorablement. La question est alors de savoir ce que nous préférons être aujourd'hui : un vieillard ratatiné et aigris, colérique, cupide, solitaire, renfrogné et triste ? Ou un jeune aventurier audacieux et exalté, prêt à toutes les aventures nouvelles ? Prêt pour la vie ? Je crois que la réponse n'a même pas à être exprimée.


Gemme : Réalité / Lanterne : Attachement

Iamgroot
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le 23 mai 2016

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Iamgroot

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