«Ma première rencontre avec les mangas d’Umezu a dû avoir lieu quand j’étais en deuxième ou troisième année d’école primaire», écrit le cinéaste Kiyoshi Kurosawa en préface de la Maison aux insectes. Si ce contact précoce avec l’un des monuments de la bande dessinée d’horreur explique comment Kurosawa en est venu à réaliser des films aussi sombres que Kaïro ou Charisma, il trouve un écho dans les propos de mangakas comme Junji Ito ou Junko Mizuno, qui racontent à peu de chose près la même histoire. Au Japon, la découverte de Kazuo Umezu se fait dès le plus jeune âge, souvent par l’entremise de grandes sœurs. Au moins, les petits Français ne risquent pas pareil traumatisme, le travail d’Umezu restant confidentiel.


Glénat a bien tenté de publier, il y a une dizaine d’années, ses deux chefs-d’œuvre des années 70. Baptism, qui mêlait Œdipe et Dorian Gray autour du rêve dément d’une enfant star qui refuse de faner avec l’âge et entreprend de s’accaparer le corps de sa fille. Et, surtout, l’Ecole emportée, qui réinterprétait la lutte des classes à l’aune d’un jeu de massacre entre maternelles et primaires, après qu’un matin leur école se trouve coupée du monde. Mais depuis ces publications, rien… Jusqu’à ce que l’indépendant Lézard noir annonce ce recueil de sept nouvelles de 1968 à 1973 et en promette un autre pour la fin de l’année.


D’Umezu, on connaissait surtout ses récits d’enfants monstres, contraints à assimiler la brutalité du monde des adultes en la singeant. On découvre ici son rapport aux «gens responsables» : des rois du faux-semblant et de la veulerie. Dans «la Maison aux insectes», qui ouvre le recueil, un homme marié convainc son amante de le raccompagner chez lui afin de lui présenter son épouse. L’initiative, déjà passablement tordue, s’avère complètement démente lorsqu’on découvre que l’épouse en question, beauté catatonique, est persuadée de pouvoir se transformer à sa guise depuis qu’elle s’est changée en papillon pour fuir les violences de son époux. Dans ce décor de maison hantée, les toiles d’araignées parlent d’enfermement dans le couple, les miroirs reflètent des mensonges, les escaliers deviennent un moyen de régler des haines longtemps ressassées.


D’une nouvelle à l’autre, Umezu questionne la place de la femme japonaise, cloîtrée, qui n’a d’autre horizon que de s’épanouir dans son rôle d’épouse dévouée, faire-valoir pour son travailleur de mari. Pas anodin dans le Japon du début des années 70, surtout pour des nouvelles publiées dans des magazines à destination des jeunes filles (ce qui explique le rôle de ces maudites grandes sœurs dans la transmission d’Umezu).


S’il a encore recours au registre de l’horreur dans «la Maison aux insectes», les autres récits recueillis ici ne font qu’effleurer le fantastique, réduit au rôle de ressort scénaristique pour parler de trahison. Ses personnages n’ont qu’une seule issue : le fantasme, la réalité se dérobant sous les pieds de ceux qui ne sont plus capables d’affronter leur choix. Il s’agit d’une vieille femme rongée par une passion adultère ; d’un détenu qui se consume dans le rêve d’une vie de famille paisible après avoir vu son couple voler en éclats ; d’un mari hanté par la tête de l’épouse qu’il a assassinée.


Le farfelu Kazuo Umezu (à 78 ans, l’auteur se présente toujours vêtu d’un pull et d’une casquette rayés rouge et blanc façon Où est Charlie ?) explore une veine moins fantastique, mais il n’en abandonne pas pour autant ce noir qui fait sa marque de fabrique. Le dessin accuse son âge - selon les standards formatés du manga en France -, mais sa force inquiétante reste intacte, en grande partie due à l’autorité des aplats sombres et de ces sillons d’encre qui creusent les planches.


Dans «la Fin de l’été», une des plus belles nouvelles de l’ouvrage, ce noir rend une banale scène de plage angoissante. Les enfants s’ébrouent dans l’eau, les parasols sont de sortie et, pourtant, le lecteur craint quelque chose. Pas un hypothétique requin, juste quelque chose… Au lieu de cela, l’auteur développe un triangle amoureux, une jeune femme ayant à choisir entre un bellâtre entreprenant et un timide maladif. Evidemment, elle se trompe en épousant le premier, homme volage et bas du front. Un twist narratif plus tard, la jeune fille a le droit de refaire son choix. L’horreur, la voilà: le timide est aussi salaud que le bellâtre. Le monde d’Umezu ne laisse aucune place à l’espoir.


A retrouver ici avec des photos

Marius
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le 15 mai 2015

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