Il y a plusieurs façons d'aborder la question, plus forte aujourd'hui que jamais, de la fin du monde. "L'effondrement" est d'ailleurs devenu un lieu commun des productions socio-culturelles de notre époque, donnant lieu à d’innombrables œuvres alimentant une fantasmagorie en roue libre.
Cela fait plusieurs années que certains créateurs nous alertent, avec plus ou moins de poésie, sur les dérives d'un système productiviste, prédateur et destructeur de l'environnement et du lien social. Hayao Miyazaki en est, évidemment, un exemple singulier.


Gipi, comme d'autres avant lui (je pense notamment à Minetarô Mochizuki dont j'ai achevé l'an passé la légendaire saga "Dragon Head"), opte dans "La Terre des Fils", pour un point de vue assumé, qui n'observe non-pas les causes mais les conséquences (toujours plus faciles à traiter) de cet effondrement. Cet "après" est l'objet de bien des mythes, alimentant les thèses survivalistes sous des aspects plus ou moins positifs. Mais à ma connaissance, aucun récit n'avait jusqu'à présent abordé la question sous l'angle que retient ici le bédéaste italien, celui du langage.


Quand la plupart des œuvres contemporaines explorent l'après cataclysme, elles échappent rarement à l'idée que l'humain recouvrira, face à la violence des éléments, un instinct primitif et animal, devenant un loup pour son prochain : Mochizuki, Adlard et Kirkman ("The walking dead"), Burrows et Ennis ("Crossed"), pour ne citer que les plus récentes de mes lectures, dépeignent tous un monde de chaos, de violence, et d'arbitraire.


Gipi n'y échappe pas non, plus. Son crayon dessine, dans un noir et blanc sec et fébrile, fait plus de vides que de pleins, de volutes arides, un monde dépouillé de son confort, baigné d'incertain, mu par la violence. Mais son véritable propos ne s'arrête pas là : il démontre aussi la déliquescence du verbe. Pour lui, le chaos ne tient pas tant dans la survie physique du corps face aux meurtrissures des éléments et des derniers humains, que dans la désolation de l'esprit, incarnée par une syntaxe en lambeaux, une grammaire oubliée.


Son histoire, c'est celle d'un gamin empli de colère contre un père qui croit les endurcir, son frère et lui, en les inondant d'injures, de coups et d'ignorance, et qui poursuit une ahurissante quête au milieu du chaos : se faire lire un livre. Des vestiges de la société, dont on ignore tout de la chute, il ne reste que des mantras capitalistes, balbutiés par des écervelés hagards et vidés de substance. Et ce livre, un journal, qui attend donc d'être lu, dernière trace d'humanité.


Humaniste, poignant, profond, ce récit rappelle à ceux qui l'oublieraient que la fin du monde n'est pas qu'environnementale, que la destruction méthodique de notre planète va de pair avec celle de notre faculté de juger, de nos cultures, de nos intelligences plurielles. Socrate définissait le logos - je m'excuse d'avance auprès des philosophes et hellénistes que je vais choquer par ma simplification - comme une trame irrigant le monde. Le discours, la parole, est pour lui une essence à la racine de toute chose, universelle, mais qui prend des formes singulières dans chaque chose, chaque être - une thèse qui n'est pas sans rappeler la conception de Dieu par Spinoza : Dieu est nature, et parole est nature.


Gipi souscrit à cette conception essentialiste du langage, qui m'évoque aussi un livre de jeunesse "La grammaire est une chanson douce". Le littéraire qu'il est voit dans la bêtification servile des masses un coup supplémentaire porté à l'Humanité. L'abrutissement généralisé des foules, incarné au plus haut point par Donald Trump, est un risque majeur pesant sur la survie de nos sociétés. Il faut entendre son message.

Fwankifaël
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le 2 oct. 2019

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