La Tête la première - Blast, tome 3 par Anthony Boyer

Poids lourd de la bande-dessinée franco-belge, Manu Larcenet possède une bibliographie aussi dense que variée. Il jongle avec les strips humoristiques dans « Le retour à la terre », livre des albums initiatiques avec sa série culte « Le combat ordinaire » et adopte un audacieux ton science-fiction décalé dans « Les cosmonautes du futur ». Ce n’est cependant là qu’une partie assez infime de l’ensemble de la production d’un homme en perpétuelle quête de sens. Non sans humour ni audace, il revisite son art et son projet majeur de ces dernières années est assez symptomatique de cet état de fait.

C’est en novembre 2009 que paraît le premier tome de Blast, livre aux dimensions plus proches du beau livre que de l’album de bande-dessinée standard. Dans ces pages, on suit l’itinéraire de Polza Mancini, type obèse qui suit un interrogatoire mené par deux flics. Ce dont il est accusé, on ne le saura qu’au fil de l’œuvre qui, au complet, devrait comprendre cinq albums pour un total de près de mille pages.
Polza se pose en figure gargantuesque pleine de vide. Cet homme, confronté au décès de son père, se voit être l’ultime représentant des siens. Ce deuil déclenche en lui une crise identitaire. Face à cette angoisse latente, Polza se réfugie instinctivement dans la forêt et y vit son premier Blast, instant de sublimation, souffle hallucinatoire plein de couleur et de vie. L’harmonie à sa quintessence. Il choisit donc de rester dans les bois. Ce retour à l’état sauvage fait de cette grasse carcasse un Thoreau des temps modernes, ingérant exclusivement alcool, médicaments et barres chocolatées.

Pour Larcenet, il s’agit là de son œuvre la plus autobiographique (pour ce qui est des problématiques existentielles). Avec Blast, il aborde la salubrité mentale ainsi que les rapports conflictuels liés à la société. Dans son expérimentation de la liberté, Polza apparaît comme un antisocial, un ivrogne, un psychotique.
Dans le troisième tome de cette série, intitulé « La tête la première », ce pachyderme répugnant revient d’ailleurs sur son internement en hôpital psychiatrique. Il traine la patte au milieu de tous les patients shootés au médocs, ceux qu’il appelle ‘les morts qui marchent’ :
« Des fantômes invalides, immobiles, livides, hagards, hébétés… Ils me fascinaient. Coincés dans leur chaos, ils n’étaient plus là… Des évadés permanents. » (p.73)

Il évoque également la culpabilité qui pèse sur lui depuis qu’il a causé la mort de son propre frère. Et le regard de son défunt père qui n’a jamais su lui pardonner.

L’écriture de Larcenet, tantôt épurée (avec les silences qu’il a empruntés à Taniguchi), tantôt diffuse, permet d’appréhender un personnage dont les multiples facettes ne sont pas encore explorées. Mais là ou le travail de Larcenet brille parfaitement, c’est sur le point graphique. D’une originalité et d’une variété incroyable, il veille à repousser les limites de la bande-dessinée en redécouvrant des pans de l’art dont il n’est pas forcément coutumier. Ainsi les arbres sont sublimés par des coulées de peintures et les gribouillages présents lors des Blast sont le fruit de sa progéniture.
Dans ce tome on a droit à des toiles colorées, des découpages et même quelques planches en couleurs, évoquant le passé. Lorsqu’il dessine la faune, Larcenet est d’une minutie délicate, volatiles et canidés sont fabuleusement représentés.
« Blast » est une bande-dessinée glauque, mais éclatante. On oscille entre les gerbes de Polza et l’éclat des instants de Blast. Sans compter les quelques pointes d’humour (noir, forcément) dont on se délecte. C’est avec un certain délice qu’on assiste au dérouillage d’une infirmière un peu trop guillerette, alors que cette dernière chantonne du Zaz :
« Elle avait cette bonhomie exaspérante de ceux qui pensent, par tradition familiale ou faiblesse d’esprit, que la vie est simple pour peu qu’on sache la prendre du bon côté… » (p.53)
Tordre le cou des idées les plus optimistes et simplistes, c’est peut-être aussi ça le pari de Blast. Et c’est une franche réussite.
SuperLibraire
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Chroniques BD pour Rue89

Créée

le 6 nov. 2012

Critique lue 341 fois

1 j'aime

1 commentaire

Anthony Boyer

Écrit par

Critique lue 341 fois

1
1

D'autres avis sur La Tête la première - Blast, tome 3

La Tête la première - Blast, tome 3
Comorbidité
9

Critique de La Tête la première - Blast, tome 3 par Comorbidité

Quelle couverture d'abord! Tudieu ! Un plaisir immodéré à relire les deux premiers tomes pour mieux apprécier celui ci. Manu Larcenet nous plonge encore une fois dans des méandres et des dédales...

le 5 oct. 2012

15 j'aime

3

La Tête la première - Blast, tome 3
Eric17
9

Critique de La Tête la première - Blast, tome 3 par Eric17

« Blast » est incontestablement un OVNI dans la bibliographie de Manu Larcenet. Sa célébrité est née du succès de séries telles que « Le retour à la Terre », « Donjon Parade », « Le combat ordinaire...

le 24 déc. 2012

12 j'aime

La Tête la première - Blast, tome 3
EricDebarnot
6

Plus un exercice de style...

Ce que l'on craignait à la lecture du second tome se confirme avec ce "La Tête la Première" qui enthousiasme (sur le plan graphique) et désespère à la fois (sur le plan narration) : "Blast" est plus...

le 5 mars 2013

6 j'aime

Du même critique

La Vague
SuperLibraire
3

1.5 Millions de lecteurs pour ça?

Ben Ross, professeur d'histoire (qui ne maîtrise vraisemblablement pas son sujet), tente une expérience avec ses élèves. Alors qu'il aborde la question du nazisme et que ses élèves se demandent...

le 31 janv. 2012

16 j'aime

8

Une semaine de vacances
SuperLibraire
4

L'inceste et le glauque comme littérature branchouille

Les termes ‘Angot’ et ‘polémique’ sont tellement liés l’un à l’autre que les énoncer dans une même phrase relève du pléonasme pur et simple. Le pitch, on le connaît. Le livre traite de l’inceste, bla...

le 9 sept. 2012

14 j'aime

2