La crème de Crumb
7.9
La crème de Crumb

BD (divers) de Robert Crumb (2012)

Depuis ces trois dernières années, l’œuvre de Robert Crumb connaît un joli travail éditorial. Les ouvrages de ce porte-étendard de la bande-dessinée underground connaissent une seconde jeunesse notamment due aux éditions Cornélius. D’autre part, en cette année 2012, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui a consacré une exposition « Crumb – De l’Underground à la Genèse » qui a d’ailleurs donné lieu à un joli catalogue.

Dans ce lignage vient de paraître « La Crème de Crumb », toujours aux éditions Cornélius. On y retrouve de nombreuses figures qui ont fait de ce dessinateur atypique la légende du neuvième art qu’il est aujourd’hui. Ainsi assiste-t-on aux premiers pas de Fritz the Cat et les pérégrinations pour le moins burlesques de Mr. Snoid. A travers ces nombreux strips aux univers variés, on retrouve souvent une même veine désaxée, tantôt scabreuse, tantôt franchement scatologique. Les femmes représentées, selon l’idéal Crumbien, ont toujours ces formes massives et imposantes. En témoigne le strip intitulé « Whiteman meets Big Foot ». On y voit un père de famille digne représentant de la middle-class américaine partir en vacances à bord de son camping-car, accompagné de sa femme acariâtre et de ses deux enfants téléphages. Sa rencontre avec une femelle big foot va déclencher chez lui des pulsions sexuelles.

Si Crumb se complait à représenter ses fantasmes, c’est également afin d’évoquer la sexualité voire la pornograhie avec un humour et un sens de l’absurde dont il a le secret. Peu importe que les membres d’une même famille couchent ensemble ou qu’un être chétif vive dans l’anus d’une femme. Ici, tout prend un ton décalé jurant avec un certain idéal américain des années 60-70. Il serait caricatural cependant de ne considérer l’œuvre de Crumb que sous l’aspect de la gaudriole. D’autres pans de son travail, comme Patton (BD biographique abordant la vie de Charley Patton, un bluesman américain du début du XXe siècle), possèdent une dimension plus sérieuse.

Outre ces strips, « La crème de Crumb » présente de jolies planches colorées, et des couvertures de magazines. Mais avant de jouir de ces sketchs hilarants ou de dessins assimilables à des visions psychédéliques, le lecteur peut se délecter d’un entretien réalisé en 1988, à l’occasion du vingtième anniversaire de la création de Zap Comix. Crumb y évoque sa vie d’adolescent marginal ainsi que ses premiers pas dans le monde parfois impitoyable de la réussite.

Né en 1943, Robert Crumb grandit dans une famille droguée à la télé. Son père, ancien Marine, est un homme de principe à la rectitude militaire, alors que sa mère est accro aux amphétamines. Outre ses parents atypiques, Crumb a grandit avec deux frère dérangés dont il ne manque pas de récapituler les principales déviances en un florilège de récits crades, glauques et ineptes. On comprend mieux d’où peut lui venir l’audace de certaines de ses planches.

S’il a connu une enfance nomade due à la fonction de son père, son adolescence relève davantage de l’ingratitude et de la marginalité. Pour Crumb, son travail et sa réussite dans le domaine de la bande-dessinée viennent d’une nécessité de compenser le rejet social :
« Quand j’étais ado, j’étais rempli d’amertume, je me disais qu’un jour tout le monde allait voir ce dont j’étais capable, que je deviendrais un grand artiste, que j’entrerais dans l’histoire et que tous ces autres nuls crèveraient comme des chiens. Je reviendrais en ville dans une grosse bagnole avec une superbe blonde à mon bras et un paquet d’argent. »

Conscient de ne pas être bien intégré au lycée, il dénigre les autres. A travers cet entretien, il met de doigt sur le fait que s’il a adopté un complexe de supériorité envers ceux auprès desquels il ne parvenait pas à s’intégrer, c’est parce qu’il était profondément marqué par un complexe d’infériorité :
« Je ne réussissais pas à m’imposer dans la société adolescente, alors j’étais obligé de trouver des explications à ma condition en décrétant que j’étais trop malin pour tous ces idiots. »

La bande-dessinée lui est alors apparue comme une bouée de sauvetage. Le plaisir du comics s’est d’ailleurs doublé d’une attraction sexuelle envers Bugs Bunny. Désir qui lui passera, cependant. Motivé par le dessin, Crumb créé « Foo ! » avec son frère Charles, un fanzine qu’il tente tant bien que mal à vendre au lycée. Sans succès.

Ses premiers pas en tant que dessinateur rémunéré, il les effectue en travaillant pour une entreprise qui confectionne des cartes humoristiques. Il y gagne malgré lui un trait qu’il qualifie de ‘mignon’ et dont il ne parvint pas à se débarrasser. Alimentaire plus qu’autre chose, ce job lui tape gentiment sur le système, et c’est ainsi qu’il tente l’aventure new-yorkaise en devenant dessinateur publicitaire. Cette fonction demandant un travail dantesque pour une rémunération dérisoire, il goûte à la frugalité d’une vie précaire. Il finit par se rendre à Cleveland puis à San Fransisco où sa perception du monde et du dessin changèrent radicalement, cela étant dû en grande partie à des expériences liées au LSD :
« Tous mes trucs de la fin des années 1960 étaient inspirées par le LSD. Les visions que j’ai eues en prenant cette drogue ont bel et bien changé fondamentalement mon travail. »
Selon lui, cette substance a eu une influence notable sans laquelle il ne serait pas devenu la personne qu’il est désormais.

Dès 1967, il planche sur des couvertures pour la revue « Zap Comix » et l’année suivante, il découvre les affres de la célébrité et surtout le monde des affaires qui s’avère impitoyable. Le tout est de ne pas se faire sucer le sang par ces vampires. Ces derniers ont bien compris que la BD imprégnée de la culture hippie marchait bien auprès des jeunes, de ce fait, ils tentèrent de capitaliser un maximum sur cette tendance.

Des requins parviendront toutefois à le blouser (en passant notamment par sa femme). Ainsi, « Fritz the Cat » fait l’objet d’une adaptation animée sans que Crumb n’ait donné son autorisation. Bien que copieusement rémunéré, Crumb est tellement navré par la piteuse qualité du film qu’il décide de planter un pic à glace dans le crâne de Fritz, assassinant par-là même l’une de ses plus anciennes créations. Mais c’était sans compter les nombreuses vies que possèdent les chats. C’est ainsi qu’une suite à ce film vit le jour sous le titre « Les neuf vies de Fritz the Cat » (1974).

La célébrité a cependant la qualité de décupler le pouvoir de séduction, ce dont Crumb n’a pas manqué de profiter :
« La seule bonne chose que la célébrité m’ait apporté, ça a été de mettre à ma portée des jolies femmes pour la première fois de ma vie. […] Elles étaient là, toutes ces ex-cheerleaders hautaines, à ma disposition. C’était incroyable. La célébrité a un effet vraiment magique sur les femmes. Je n’arrive pas à croire à certaines conneries que j’ai pu faire impunément parce que j’étais célèbre. Une fois, j’ai sauté sur une fille superbe. Un de mes amis était avec moi, il ne m’avait jamais vu faire ça avant. Il en est resté bouche bée, et il a dit : « Si tu n’étais pas célèbre, tu ne pourrais jamais faire une chose pareille. Elle te flanquerait par terre. » Et j’ai répondu : « Ca je le sais bien ! » ».

Puis avec le succès vint le temps des batailles judiciaires et des ennuis avec le fisc qui lui réclame plus de 30 000 dollars en 1974. S’en est suivi un aparté musical durant lequel Crumb monta son groupe, les Cheap-Suit Serenaders et parti faire quelques tournées. Une phase qui lui passa dès 78, irrité notamment par le fait que certains spectateurs viennent voir le dessinateur et non le musicien.
Crumb évoque également son goût pour la musique, ses velléités suicidaires ainsi que l’évolution de la condition féminine dans l’Amérique dans la société américaine dans les 60’s-70’s. Il évoque de même son affection pour l’anarchisme et le communisme et son dégoût pour Marvel (qu’il n’hésite pas à qualifier de merde) et toute la clique des super-héros.
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le 17 oct. 2012

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Anthony Boyer

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