Ce texte est ma proposition de contribution à la chronique "Cases mémorables" de la revue trimestrielle "Les Cahiers de la BD". Le sujet de la rubrique est le suivant : "Envoyez-nous vos textes. Il faut qu'il fasse l'éloge d'une case mémorable de votre enfance et qu'ils y ajoutent le même exercice à propos d'une seconde image exemplaire que vous auriez rencontrée comme lecteur fasciné à jamais, mais cette fois adolescent". Mon texte n'a pas été retenu, mais la rubrique étant régulière, vous pouvez envoyer vos propres textes à l'adresse suivante : [email protected]


Lorsque j’ai lu "Lapinot et les carottes de Patagonie" de Lewis Trondheim, je n’étais déjà presque plus en enfance. A l'époque, j’écumais chaque semaine les rayons BD de la médiathèque de La Rochelle. Vers 11 ou 12 ans, alors que j’avais largement dévoré le rayon jeunesse, j’osais m’aventurer au premier étage, rayon adulte. Parcourant ces rangées entières de séries encore inexplorées, l'esprit perturbé par la couverture sulfureuse d’un Manara (lui, ce sera pour plus tard) je jetais finalement mon dévolu sur un pavé qui avait plutôt l’aspect d’un roman. Ce fut mon premier plongeon dans le courant de la Nouvelle Bande Dessinée. Il peut sembler étonnant que ce soit l’un de ses albums les plus austères qui m’attira en premier : cinq cents pages composées d’un gaufrier de neuf petites cases par planche, toutes de la même taille, aux dessins enfantins tracés au crayon gras. Peut-être est-ce cette incongruité narrative qui me séduisit. À savoir un lapin à la naïveté caricaturale qui combat de puissantes forces maléfiques par accident. Alors qu’il n’aspire qu’à rejoindre l’ambassade de Patagonie pour y récupérer des carottes qui lui permettraient de voler dans les airs. Peut-être est-ce l’audace d’un auteur qui se vante d’avoir improvisé chaque page sans connaître la fin de son récit. C'est finalement cette conclusion, la dernière case, si ambiguë et pourtant si simple, qui m'est restée en mémoire - au point de garder le souvenir erroné qu’elle prenait une pleine page. Le dilemme moral qu’elle induit pour Lapinot entraîne un puissant sentiment d’achèvement : c’est lorsqu’on pressent qu’il va enfin cesser d’ignorer la cause politique qu’il est censé défendre que l’histoire s’arrête. Une sorte d’invitation au sublime, pour le personnage comme pour le lecteur, qui peut tout aussi bien s’imaginer la suite ou même prendre l’injonction au pied de la lettre. C’est-à-dire rejeter ses propres considérations égoïstes pour empêcher le monde de courir à sa perte.

L’autre case est tirée d’un des meilleurs albums de ces dernières années, dont j’avais d'ailleurs prédis une récompense au festival d’Angoulême sur mon blog. Cette vignette se révèle parfaitement opposée à la précédente. Le contraste est principalement de forme : à la rigueur incolore, géométrique et minimaliste de Trondheim succède l’explosion surréaliste de Pozla, qui produit ici la première case en couleur de ce "Carnet de santé foireuse". Il exprime l’une des plus fortes douleurs ressenties durant sa maladie de Crohn, le sujet de son récit, en éclatant les codes de la bande dessinée. Point de ligne pour détourer le dessin, l’occasion de déverser un déluge de matière organique qui donne une image à l’adjectif « viscéral ». Deux conceptions différentes de la bande dessinée se font face, tout en ayant la même visée. Alors que Trondheim procède par l’autocontrainte pour exprimer une improvisation narrative spontanée, Pozla propose une sorte de manifeste libertaire où les niveaux de narration s’enchaînent avec virtuosité, ponctués de ses dessins pris sur le vif, comme autant de manière d’élancer lui aussi sa spontanéité, mais délivrée de toute règle narrative. Voilà un usage brillant du genre autobiographique que certains voient d’un mauvais œil depuis bientôt deux décennies, où les douleurs intimes sont montrés par la seule pudeur d’une métaphore visuelle. En fait, il s’agit de deux moments narratifs très impudiques. Ils incarnent une perte d’innocence, l’une morale, l’autre physique, qui met à nue les personnages. Cela, tout comme la bande dessinée elle-même, qui voit ses limites artistiques repoussées jusque dans leurs derniers retranchements.

Voir ma production vidéo de deux minutes sur Lapinot et les carottes de Patagonie :
https://www.youtube.com/watch?v=8Rti_U_NBmc


Voir ma critique de Carnet de santé foireuse : https://www.senscritique.com/bd/Carnet_de_Sante_Foireuse/critique/68681203

Marius_Jouanny
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le 28 déc. 2017

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Marius Jouanny

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