Conçue à la demande du magazine Pilote, cette deuxième aventure d’Ergün l’errant présente une sorte de feu d’artifice dans la manière SF-Fantastique de Dieter Herman Comès (belge d’expression allemande), le futur dessinateur de Silence (1980).


Malgré un style qui surprend forcément par rapport à ses œuvres en noir et blanc, force est de constater qu’on retrouve ici de nombreuses caractéristiques du dessinateur, en particulier dans les thèmes, à commencer par celui de la mort et de tout ce qui l’accompagne, les corbeaux notamment qui hantent littéralement ses albums. Ici, on observe une réflexion par rapport à la vanité de toute existence et un aperçu très significatif des forces du mal en action, avec une illustration de couverture qui ne laisse aucun doute quant à l’identité du Maître des ténèbres évoqué par le titre. Dans cet album, Comès s’en donne à cœur-joie dans l’exploration des forces occultes, un thème qui revient lui aussi très régulièrement dans ses albums. On remarque aussi que les croyances religieuses jouent un rôle fondamental dans le scénario.


Une somptueuse combinaison


On ne sait pas grand-chose d’Ergün (voir Le Dieu vivant sa précédente aventure), sinon qu’il erre dans l’espace à bord d’un vaisseau intergalactique. Dans le noir du vide intersidéral (non couleur qui ne doit rien au hasard, puisqu’Ergün est dans le noir total quant à sa destinée personnelle), pourquoi croise-t-il le chemin du Démon ? Le destin, à moins que ce soit juste une erreur ou une illusion. Toujours est-il qu’il ne fait pas bon se trouver en travers du chemin du Maître des ténèbres. Voilà Ergün conduit par l’Ankou (référence à Spirou), ce dernier le menant tout simplement à… son enterrement ! Ergün se trouve plongé dans un abîme de perplexité à la hauteur des réflexions accompagnant les premières planches, dont « Le temps, l’espace, la vie, la mort… tout est relatif » ainsi que d’autres signées Shakespeare, Lovecraft et Jean Ray qui donnent le ton. Comès ne craint absolument pas les références ni les vertiges métaphysiques et il enchaine les péripéties les plus étranges sans le moindre complexe. Au contraire, il en profite pour imaginer un monde peuplé de créatures étranges aux menées bizarres, dans des décors où formes et couleurs créent le malaise mais aussi quelques chocs esthétiques. L’omniprésence du fantastique crée une ambiance inimitable où Comès brode avec maestria avec le décorum de la religion catholique (cathédrale, processions, costumes, chants, cérémonies) dans une ambiance funèbre, avec réminiscences d’épisodes liés aux deux guerres mondiales, ainsi qu’un instrument de torture tout droit sorti du Moyen-Age. La mort dont il est question est bien celle d’Ergün et Comès accentue l’atmosphère morbide par un choix de couleurs très adapté, puisque dominent le mauve et le violet, dans un univers cauchemardesque peuplé de créatures liées à des mythes autour de la mort. Ergün est convié à une sorte de quête autour de sa propre mort, dans une ambiance délirante qui pourrait le mener à la folie (à moins qu’elle ne fasse que la confirmer).


Histoire d’un album maudit


Comès maîtrise bien son scénario et retombe finalement sur ses pattes avec aisance. Il se montre aussi à l’aise pour la mise en scène de son histoire, variant avec habileté tailles et formes des vignettes selon les besoins et son envie de lâcher des informations, d’avancer dans l’intrigue ou de créer un effet visuel (les plus grandes vignettes méritent le détour). Une mention éditeur informe que Comès a dessiné ce récit en 1974 (date confirmée par des indications de coins de planches, même si la dernière indique 1975), mais qu’il n’avait jamais été publié car l’éditeur d’origine (non mentionné) en avait perdu plus de 20 planches (probablement sur la fin de l’album). A l’initiative du mensuel (A SUIVRE), Comès a accepté de les redessiner en 1979 en se fiant à de mauvaises photocopies de ses originaux. Merci donc aux efforts conjoints de l’éditeur et du dessinateur pour ce récit désormais complet. C’est d’autant plus précieux que Le maître des ténèbres montre un aspect original du talent et des obsessions du dessinateur.


Une ambiance et un style très particuliers


En 44 planches, le dessinateur crée une atmosphère vraiment particulière, tout en bouclant un scénario très noir et grinçant. Il illustre avec crédibilité sa vision des forces du mal à l’œuvre et accompagne l’ensemble de références bien choisies. Et il se montre capable, sur commande, de retrouver une façon de faire qu’il avait abandonnée selon l’évolution de son style graphique. Le tout sans pour autant faire la moindre concession à ses obsessions ou thèmes de prédilection. Un caractère qui pourra rebuter, car Comès se situe tout à l’opposé de la séduction par le mouvement, des couleurs vives, et/ou des personnages sympathiques évoluant dans un univers ou l’humour serait roi. Ce n’est certainement pas un hasard s’il a fait partie de l’aventure (A SUIVRE) à une époque où, d’une certaine façon, la bande dessinée entrait dans l’âge adulte, avec l’émergence des romans graphiques dans un paysage éditorial jusqu’alors dominé (au moins chez nous), par les séries calibrées des maîtres de l’école franco-belge.
Casterman vient de sortir une réédition en un album des deux aventures d’Ergün l’errant.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 10 sept. 2020

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