Mathieu renoue avec le génie qui l’avait inspiré lors du premier épisode : il y a un sens, une unité d’action si on veut, dans cet enchaînement de visions oniriques. Ce sens, c’est le détraquage du temps – dont la cause est un dysfonctionnement mineur dans l’horloge que consulte le héros. Il se crée alors deux réalités dans la vie du héros : celle où il vit ses aventures à l’heure exacte, et celle où il arrive en avance de quelques minutes, quitte à interférer avec son autre Moi (celui qui est à l’heure) et à perturber la bonne marche des exigences administratives absurdes du monde où il vit.

Unité d’emblème, également : de la première à la dernière planche, le symbole récurrent de la spirale involutive (on se dirige toujours vers le centre de la spirale) matérialise le « processus » nommé dans le titre, et, entre les planches 35 et 37, Mathieu se paie le luxe de nous offrir une page découpée en spirale à partir de son milieu (planche 35), mais dont le centre involutif adhère à la planche 37 ; cette transition, suggérant l’ajout d’une dimension spatiale supplémentaire au monde des rêves, matérialise également le passage d’un type de représentation (le dessin) à un autre type (la photo).

Kafkaïen, Julius l’est toujours, en ce que son espace est toujours plus confiné : l’involution de la spirale (nommée ici « vortex ») induit un vertige vers un espace toujours plus resserré, tandis que, dans l’intrigue, la chambrette absurdement minuscule de Julius est encore amputée d’une partie de son espace vital, car le Pouvoir oblige Julius à sous-louer un minuscule placard à un collègue, qui y dort debout. C’est drôle, enfin moyennement, car c’est vers cela que nous allons, avec l’enchérissement foudroyant du mètre carré à habiter dans les villes, et plus encore avec les futures villes verticales qu’on nous promet, afin que l’étalement urbain arrête de bouffer les quelques campagnes qui nous restent, et qui sont tout de même notre milieu naturel.

Le rêve lui-même est vécu comme espace (planche 16) : l’Etat totalitaire, conscient qu’il ne reste plus que le rêve comme espace privé extensible et compensateur à une vie aussi stressante dans un univers aussi étriqué, cherche à franchir le dernier pas : contrôler les rêves à des fins d’hygiène sociale, afin que les vastes espaces vécus dans les rêves compensent l’oppression spatiale et la vie d’insecte du quotidien.

Une des nombreuses astuces de l’album est de jouer sur le décalage temporel entre les deux Julius qui ne sont plus à la même heure : dès la planche 6, il y a rencontre entre les deux Julius ; mais, le plus fort de la part de Mathieu, c’est que l’album se retourne sur lui-même en spirale : planche 6, Mathieu nous positionne habilement du point de vue de Julius 1 (celui qui est en avance), mais c’est ce même Julius qui, tout au long de l’album, va prendre du retard, et va se retrouver in fine en posture du Julius 2, dont le « raisonnement » nous semble tout aussi convaincant... Chapeau !

Parmi les images de rêve, si troublantes que nous sommes persuadés de les avoir vraiment rêvées nous-mêmes, il y a ces voies de circulation : des fils aériens (il n’y a plus de place au sol) empruntés par des vélos-taxis fildeféristes (leur roue (dépourvue de pneu) chevauche le fil avec sa jante) (c’est un peu Spiderman qui pédale entre les hauts murs totalitaires de la Cité, où les piétons circulent sur d’étroites et hautes corniches). Le monde « sans plafond » à partir de la planche 21, qui ouvre sur l’intimité de chacune des chambrettes constituant la cité, chambrettes dont les murs hauts forment un réseau de carrés s’étendant à l’infini, comme dans un cauchemar d’Escher. Mieux encore, les alvéoles d’insecte que constituent ces chambrettes dépourvues de toit se recentrent peu à peu sur des fragments de souvenirs propres à Julius, restituant ainsi le processus involutif (planche 26).

Un peu plus plat, les « valeurs » cotées en Bourse (planche 14) sont des valeurs morales, dont on se doute bien qu’elles ne valent plus très cher... Et les maniaqueries des fonctionnaires locaux (planches 17-19, 28 à 30), convaincus d’avoir raison dans leur fonctionnement d’insectes confinés, évoquent à nouveau Kafka.

L’imbrication et le télescopage du passé et du présent s’amplifient dans la dernière partie, et l’introduction d’une nouvelle dimension se fait sensible lorsque le réseau de hauts murs s’incurve lui-même en vortex, matérialisant l’irruption d’une nouvelle dimension dans le monde de Julius. Les hypothèses avancées au sujet de la nature du vortex (planche 31) ne sont pas à prendre avec légèreté : sous leur aspect mystique, scientifique, ou facétieux, elles rejoignent les incertitudes de la science sur la nature de certains phénomènes attestés dans l’univers, tels que la matière noire, dont on sait qu’elle existe en raison de ses effets gravitationnels, mais qui échappe à toute saisie concrète.

Cette nouvelle dimension est celle de la 3D (planches 38 à 42), qui donne à Julius une sorte de vision simultanée sur la succession de ses aventures, représentées par des planches en 2D, situation qui évoque certaines expériences mystiques, mais aussi la découverte d’une clé explicative des énigmes du quotidien (ce qui est conforme aux définitions du vortex avancées planche 31).

Le respect s’impose devant une œuvre si riche de significations et si multidimensionnelle.
khorsabad
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le 29 déc. 2013

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