- Mon maître a dit: « Pas question. » - Le nôtre: « Si. »

Malgré toute l'admiration que j'ai pour Sfar et Trondheim, il me faut bien admettre que ce second tome du spin-off de la triple série Donjon (on s'y perd, c'est normal: c'est la foisonnance Donjon) est doté d'un scénario assez discutable, heureusement racheté par l'excellent dessin de Larcenet.


Pourtant, le thème abordé est ambitieux et présente un potentiel énorme, puisque 'Le Sage du ghetto' se propose d'examiner la question de la liberté au travers de trois éléments du scénario: la lampe du Génie aux mille vœux, le ghetto de Clérembard et la figure du sage Mattatthias.


La lampe à souhaits est ici traitée de manière tout à fait classique, avec un malin génie qui s'emploie à exaucer les vœux de ses propriétaires de manière à les rendre inutiles voire néfastes alors que le propriétaire (Herbert) cherche la faille du système pour obtenir des vœux supplémentaires. Les catastrophes successives entraînées par les vœux jusqu'à ce que la lampe arrive entre les mains du Gardien sont d'ailleurs assez amusantes.
Au terme de l'histoire, la lampe est présentée par le sage Mattatthias comme un obstacle au bonheur: elle est inutile, parce que nous devons travailler à réaliser nos souhaits nous-mêmes; loin d'accroître notre potentiel, le génie ne faisait que le brimer en attendant de pouvoir nous adresser un dernier bras d'honneur. Nous avons donc la responsabilité d'exercer notre liberté de manière directe, en mouillant personnellement notre chemise et pas par l'intermédiaire d'un génie (Herbert) ou d'hommes de mains (le duc de Clérembard).


Le second aspect au travers duquel cette réflexion sur la liberté est menée, le ghetto, conduit à une conclusion similaire. Lorsque le Gardien et ses subalternes atterrissent dans le duché, ils découvrent un ghetto qu'il me semble presque insultant de rapprocher de celui de Varsovie, tant les Ostruchiens sont répugnants de servilité et travaillent activement à se maintenir dans leurs chaînes, repoussant avec obstination toute tentative pour les aider. Il est significatif à cet égard que lorsque le Gardien propose aux habitants du ghetto de reconquérir leur liberté et leur dignité grâce à la lampe, ils préfèrent l'utiliser pour restaurer le pouvoir de leur tyran. La Boétie les vomirait et d'ailleurs, Mattatthias, le sage du ghetto, finit par les abandonner à leur triste sort*.


Ce qui me conduit à la troisième manière d'aborder la question de la liberté, le sage. Avec sa lanterne, sa nudité et son amour des pets, Mattathias caricature un Diogène de Sinoppe en fin de vie. Tout comme les adeptes de la voie courte ou leurs cousins stoïciens, cet Ostruchien d'exception remplit le contrat du sage... encore qu'il le fasse jusqu'à un certain point. En effet, il a bien à l'égard du tyran une attitude qui marque l'indépendance du sage que n'atteignent ni la mort, ni la maladie, ni la servitude, mais son credo me semble plutôt une fuite en avant: « Ce que j'aime bien, quand on est gosse, c'est qu'on rit des blagues nulles. Pas besoin de se creuser la tête. On rit facile. On est là pour se marrer. Y en a un qui pète: tout le monde est mort de rire. C'est ça la sagesse. »
Cette définition de la sagesse est difficile à conjuguer, selon moi, avec la situation des Ostruchiens. L'idée que le pet et le gag carambar soient le ciment et le mortier d'une citadelle intérieure, au cœur d'un ghetto dont les habitants s'emploient à s'avilir un peu plus chaque jour, voilà de quoi en dégoûter plus d'un tant de l'espèce humaine que des philosophes.


Ceci dit, ce qui fait la faiblesse de ce tome n'est à mon sens pas vraiment le fond philosophique, qui, comme on l'a vu, donne matière à réfléchir. Ce sont plutôt deux contradictions du scénario qui fâchent.


De deux choses l'une: ou le génie ne peut pas ressusciter les morts, et le duc de Clérembard, ses séides, et le sage Mattatthias ne peuvent revenir à la vie, ce qui ruine la fin de l'histoire, ou le génie peut ressusciter les morts, et le Gardien rend la vie à Alexandra, ce qui rend tout déplacement dans le ghetto inutile.


De deux choses l'une: ou le génie doit obéir aux vœux tout en étant libre d'en interpréter les zones d'ombre à sa convenance, et Herbert nous plonge dans une boucle temporelle qui dépassera largement les trente pages de ce volume, ou le génie est libre d'obéir ou non au détenteur de la lampe, ce qui s'oppose au principe même de ce type d'artefact.


Ce sont ces libertés prises avec la cohérence interne qu'un scénario devrait toujours avoir, afin de se tirer à bon marché de la situation où l'histoire nous a conduit qui fait de cet album un récit bien inférieur à ce à quoi Sfar et Trondheim nous ont habitué.


Mais peut-être suis-je trop fixé sur les détails pour apprécier un album dont la vocation première est la comédie et faudrait-il qu'« Horous me greffe un cœur à la place du cerveau » ou que je pète un bon coup.




*Notons au passage que les Ostruchiens ne sont pas si différents des habitants de Zootamauksime. Le running gag sur lequel se conclut le tome est l'occasion de souligner une étrange myopie morale, tant chez le Gardien que chez le lecteur: on s'insurge du sort injuste des habitants du ghetto (du moins jusqu'à ce que leur bassesse nous révulse), alors qu'on n'en a jamais rien eu à faire du sort des lapins qui vivent à l'ombre du Donjon.

NotQuiteDead
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le 8 déc. 2014

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